#enfances #01 | Les Crayons de Ciechocinek

Nous attendions dans la chaleur de la moquette que le temps passe. Les journées damascènes étaient lourdes d’ennui. On se démenait pour le tromper. Ca ne marchait pas toujours. Puis la sonnette retentissait. C’était mon oncle. Nous nous sentions revivre. Il revenait avec deux sacs remplis de poulet pané. Je crois qu’il travaillait dans une usine. On voyait sur son visage le poids de la journée passée. Il n’a jamais trop su exprimer ses sentiments, comme s’il gardait en lui quelque chose, une sorte de mélancolie. Parfois, il avait un sourire qui, aussitôt, disparaissait. Ma sœur et moi, affichant notre enthousiasme, exhibant notre joie, nous courions dans tout l’appartement en répétant « Louli ! Louli ! ». Un jeu un peu hypocrite. Non que nous déguisions totalement notre pensée. Bien sûr, nous l’aimions. Nous étions heureux de son retour. Mais nos émotions, nous les exagérions, il fallait les mettre en évidence pour qu’elles soient bien visibles, faire comme les adultes qui ne savent pas s’exprimer autrement qu’avec emphase. Le poulet fumait sur la table de la cuisine. On le trempait dans une sorte de crème à l’ail. Mon oncle ne mangeait jamais de riz. Qu’il en sente l’odeur, pourtant légère, imperceptible, et tout le reste de la journée, écœuré, il refusait de manger quoi que ce soit. Ca faisait jaser. Dans une culture où c’est la base de l’alimentation, c’était inconcevable. Petit, il s’était attaché à un oncle. Le jour des obsèques, quand on servit du riz, les convives en prirent volontiers. Lui, il les voyait prendre plaisir, se resservir, faire des compliments. Il était seul avec son immense tristesse. Elle ne le quittera jamais vraiment. Dans la cuisine, autour du poulet encore chaud, nous parlions avec entrain, et lui, il nous regardait, silencieux, le visage fermé. Puis nous retournions à nos occupations et à notre ennui.

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Sa femme, ma tante par alliance, avait grandi à Ciechocinek. Ils s’étaient rencontrés à Varsovie. Mon oncle avait travaillé un temps là-bas, avant de rentrer au pays. Avec elle, elle avait apporté, entre autres choses, son accent. Sa petite musique. En arabe, ce qui lui posait le plus de difficultés, c’étaient les consonnes emphatiques, elle ne comprenait pas comment on faisait. Dans l’appartement, sur certains murs, il y avait de petites idoles orthodoxes, qui se faisaient discrètes, pour ne pas déranger. On avait jugé qu’elle aurait dû se convertir. Mais dans la famille, du moins en apparence, ça ne gênait personne. Elle avait vite été acceptée. Ma grand-mère avait toujours voulu qu’un de ses fils épouse une étrangère. Un de ses plus grands rêves. Quand nous étions invités quelque part, on les voyait, le regard amusé, la voix mielleuse, s’adresser à elle, lui faire des compliments, en écorchant volontairement son nom : « Tu n’as pas vieilli, Baata ! Toujours aussi belle, Baata ! » Arrivés à l’aéroport, sans attendre, elle nous prenait dans ses bras, ses « kochanie » vibraient d’amour, et toujours, je me souviendrai de sa douceur, de sa chaleur humaine, de ses yeux débordant de lumière. Certaines années, elle retournait en Pologne, pour voir sa mère. Elle revenait avec des cadeaux, de gros crayons en bois sur lesquels était gravé le nom de sa ville. Je les ai toujours, planqués dans un tiroir.

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Mon oncle endurait les remarques sur le poids de sa fille. Il aurait fallu qu’elle perde les kilos en trop qu’elle avait. Mais les kilos en trop ne voulaient pas partir. Moi, je ne comprenais pas en quoi ça dérangeait. C’est que les filles comme elles, ça n’attire pas les hommes. Nous, on jouait. Il nous arrivait de nous fâcher. Une fois, elle m’avait promis de me donner un jeu de cartes, c’est du moins ce que j’avais compris. Il y avait plein d’images pleines de couleurs dessus. Incapable le retrouver, effrayé à l’idée d’avoir perdu un cadeau qu’une personne qui m’était chère venait de me faire, je me mis à pleurer, alors on m’enferma dans la chambre. Certains jours, on fabriquait des petites bougies ou du savon qui finissaient à la poubelle. Quand les adultes étaient partis, elle nous faisait des hot-dogs qu’on mangeait avec du ketchup et de la moutarde. J’aimais ça. Je repensais à nos jeux, et je n’en pouvais plus d’attendre que l’avion atterrisse. « Regarde-la ! Les filles de son âge sont toutes minces. » En Syrie, on voyait le visage des femmes changer. C’était comme une épidémie. Elles n’étaient pas laides, pourtant. Elles passaient quand même sous le bistouri. Même celles qui pendant un temps avaient résisté à l’injonction finissaient, avec les premiers signes de la vieillesse, par céder. On leur tatouait de faux sourcils gros comme des autoroutes. Leurs joues et leurs lèvres étaient gonflées. Leur nez était saboté. Les rides et les imperfections de leur visage étaient gommés. Elles étaient déshumanisées. Dans l’appartement, nos rires faisaient trembler le plafond. Celui de ma cousine aurait pu mettre fin à tous les malheurs du monde. Le soir, dans sa chambre, mon oncle la motivait à faire ses devoirs. Elle passait pour une écolière médiocre. Elle n’était pas mauvaise, ni bonne, juste moyenne. Mais dans une famille habituée à l’excellence, ça lui valait le mépris des autres. Les murs de sa chambre étaient tapissés de posters des groupes de rock et de pop du moment.

Photo : Jad Seif / Collection personnelle

8 commentaires à propos de “#enfances #01 | Les Crayons de Ciechocinek”

    • J’ai beaucoup aimé cette contrainte. Ca m’a beaucoup fait de bien. On pourrait en effet continuer et multiplier les portraits.

  1. Merci Jad, tellement envie d’avoir connu ces personnes, les lieux, les jeux… et les autres à venir.

  2. Comme Graccia, on vous lirait sans s’arrêter, tellement vos souvenirs d’enfance sont vivants et présents. Comme si nous, nous n’avions que des bribes à moitié oubliées de familles nucléaires étroites et déconnectées de leur environnement.