Il y a l’Allemande, l’Anglaise, Monsieur Louis.
Quand nous passons devant la loge de Mme C., nous sommes rejoints par « l’Allemande ». Nous sortons de la guerre, à la maison, dans la famille, autour de nous, on parle encore beaucoup de cela ; chez les commerçants, une fois tamponnés, je récupère les tickets, c’est ma collection… jusqu’au jour où madame Tartex, la crémière, m’en donne un plein sachet… fin du rationnement… fin de la rareté, j’en avais les larmes aux yeux… Comment ma mère peut-elle être l’amie d’une Allemande habitant dans notre immeuble ?
Elle a à peu près l’âge de ma mère, coiffée d’un chignon rassemblant ses cheveux blonds-cendrés, quelques mèches folles s’en échappent de chaque côté, encadrent son visage régulier, souriant, elle me serre longuement dans ses bras, me parle de l’école. Je comprends petit à petit qu’elle est la femme du fils C., qu’il est revenu d’Allemagne avec elle, « c’est une réfugiée politique, elle était dans le même camp ». Je capte ici et là des bribes de phrases, des mots étranges, j’ose parfois questionner, jusqu’à m’attirer des réponses qui claquent « arrête de poser des questions, je ne sais pas tout… »
- Tu la trouvais plutôt jolie, n’est-ce pas ?
- Oui, sans doute, c’est venu après notre déménagement, quand elle venait nous voir à La Celle St Cloud.
Elle arrivait avec son petit garçon à la main atrophiée, aux petits doigts à peine ébauchés au-dessus de sa paume. Il savait qu’on lui poserait un jour une prothèse « quand j’aurai ma main » me disait-il en riant…
Nous rencontrons l’Anglaise au square de l’île St Louis. Elle est bien plus vieille que ma mère, ne m’embrasse jamais comme le fait l’Allemande, me regarde longuement – ses yeux clairs me sourient – , des nattes relevées sur le crâne lui font un diadème, encadrent son visage. Elle est assise sur un banc, semble attendre quelqu’un. Je dois alors respecter le rituel, dire « goude afternoune » comme on me l’a appris, prendre la main tendue sur laquelle poser les lèvres, mais sans embrasser sa peau aux minuscules taches brunes. Avec elle, ma mère ne parle qu’Anglais, je m’éloigne jusqu’au bac à sable. Mme J. est toujours habillée de blanc, elle porte une longue jupe plissée et parfois une canne. Un jour elle arrive avec un sac de vêtements pour moi, tous blancs eux aussi, des shorts longs en tissu d’une grande douceur, ma mère m’apprend le mot « flanelle », des pulls de laine et quelques chemises… je comprends qu’ils étaient à son fils… Ma mère me parlera du « blitz », de Londres bombardée… J’aime bien Mme J., son air triste s’explique sûrement par cet affreux « blitz ».
Monsieur Louis est Lorrain, de Nancy, grand, aux grosses lunettes enserrant une petite tête aux oreilles décollées, surmontant une gabardine ou un grand manteau noir, il a le teint rouge des hommes souvent au-dehors. Je crois qu’il travaille « dans les charbonnages », ou les « ambassades ». Avec mon père, ils s’installent dans des fauteuils, allument une cigarette, parlent de la Sarre, mot mystérieux, semble cacher quelque secret, il voyage tout le temps, parcourt l’Europe, je sais qu’il est célibataire, sans enfant, qu’il a connu mon père à l’université, ou au service militaire… ma mère me dit qu’il est « officier », je m’étonne de le voir en civil. Un jour qu’il revient d’URSS, il m’apporte une pochette de timbres-poste pour ma collection ; tous timbres chinois, Monsieur Louis s’en montre étonné lui-même, où était-il donc ? Il y a aussi un disque 33 tours sans pochette illustrée, au centre, une inscription en cyrillique et une signature manuscrite. A l’écoute, je reconnais Chopin, Monsieur Louis me dit le nom de l’interprète : Emile Guillels, il est allé l’écouter à Moscou et me l’a fait dédicacer.
La petite histoire dans la grande. Des évocations émouvantes. Merci