L’endroit est le même : pas très loin des quelques marches qui donnent sur la bouche de la maison, celle du premier domaine. Des pas lourds et lents : Amado. Il porte un seau et un gros sac. Dedans : peut-être ce qui le ralentit et lui pèse. Il arrive du jardin ou du bois sombre, on ne sait pas. Il vient de donner un coup de main, il me surveille aussi peut-être avec ce grand béret posé un peu vers l’arrière sur la tête comme sur les photos de ceux du maquis, avant la libération. Il s’approche, se penche, un grand observatoire mobile. Il regarde : tu vas te salir, c’est boueux. Je viens de finir mes objets de terre mélangée avec l’eau du tuyau qu’Amado a laissé à côté de la maison : j’ai aligné des petits pains noirs fendus sur le dessus avec une baguette, une religieuse faite de deux boules de terre superposées, un petit pot creusé avec les pouces. Ça va sécher à l’air. Amado devrait savoir que la terre n’est pas sale, qu’elle accueille les poupées cassées, les corps morts, les graines, les trésors et les papiers dont on se débarrasse. Il ne dit rien. Je lui en veux, trop petite pour que les mots sortent. Je me lève et entre en courant dans la maison. Je le regarde s’éloigner. Un peu penché à cause du double poids.
La lessiveuse est sortie, à côté du perron. Un grand pot métallique, un peu mystérieux. C’est madame Hubert qui a allumé le fourneau en-dessous et suit de près ce qui ressemble à une cuisson. Il fait chaud. Il y aurait sans doute eu trop de vapeur à l’intérieur de la maison. Pas le droit de s’approcher. Madame Hubert est gentille, elle cuisine le blanc – draps, couches, chemises, serviettes – avec du bleu à un moment pour que ce soit encore plus blanc. Elle tourne avec un bâton le linge dans l’eau bouillante et ses bras nus sont des leviers qui donnent de la force. Je voudrais l’aider mais je n’ai pas le droit. Quand je la vois, j’ai moins mal aux poumons. Et c’est beau, ce blanc pris dans le bouillonnement bleu sur lequel elle règne. Je ne lui en veux pas quand elle refuse de me donner du bleu pour dessiner sur le sol. Elle est patiente. Avec elle, je comprends que ce n’est pas du bleu pour peindre. C’est du bleu pour blanchir. Du bleu beau à regarder. Du bleu utile. Elle sort avec le bâton une grande pièce qu’elle étend toute fumante sur un grand fil, près du cerisier du Japon. Quand elle revient vers la lessiveuse, elle me donne une main humide et chaude.
Crissement des pneus sur les cailloux près du perron. La voiture du docteur Ged se gare une nouvelle fois. Manches retroussées, comme un ami de la famille, il claque la portière, franchit en une grande enjambée les quelques marches. Maman lui ouvre la porte, elle est vraiment très belle. Avec mon frère, on profite de leur conversation près du perron pour s’échapper. Le docteur Ged connait nos corps par cœur. C’est lui qui est venu les sortir (presque tous) du corps de notre mère. C’est lui qui soigne petits et grands, c’est lui qui donne des conseils pour la scarlatine, la coqueluche, la primo-infection tuberculeuse, c’est lui qui m’a opérée sur la table de la cuisine, c’est lui qui fait les piqûres. Justement, on n’en veut plus. Autour de la vieille maison majestueuse, a grandi un labyrinthe de vieux buis où sont nos cachettes, les verres dans lesquels on a nos médicaments et nos cérémoniaux : des œufs que l’on bat et boit crûs. Il nous court après, se prête au jeu qui n’en est pas un. C’est le rituel : il s’incline, nous cherche, nous appelle encore, nous trouve quand on le décide, en ayant respiré l’odeur du buis qui sent un peu le chien. Après avoir fait le nécessaire, il remet soigneusement sa veste. Crissement des pneus.
J’aime que ces images aient élu les marches du perron comme réceptacle ou support, comme font les coquillages sur les rochers. J’aime en particulier les courants de sensations qui se croisent autour de la lessiveuse