Les Gassion
En semaine l’enfant est déposé chez les concierges. Tout le monde entre, il n’y a pas beaucoup de place dans l’ascenseur. il y a une odeur de graisse et d’encaustique. La porte se referme doucement, lentement il faut attendre, être patient . Puis il y a un clic, signe que tout est paré à la descente et la machinerie s’ébranle, on descend en s’étonnant que le tapis rouge ne commence qu’à partir du troisième. Des tiges dorées le maintiennent au creux de chaque marche. La cabine d’ascenseur en bois- est-il précieux- on ne le sait pas, évoque la cabine de Némo dans vingt mille lieux sous les mers. D’après une gravure vue dans un livre. Sur une applique en bois, des boutons ronds, peut-être en porcelaine, il y en a sept, plus un menant aux caves de l’immeuble. Les chiffres sont noirs et romains. Les Gassion habitent à l’entresol derrière une porte vitrée avec des rideaux de dentelle et accrochés aux rideaux de grosses cigales lisses et brillantes, en plastique. L’odeur de soupe vous arrive directe dans le nez dès qu’on sort de l’ascenseur. Il y a une petite plaque à droite de la porte. « Gassion, concierges ». Au sol un linoléum qui brûle les genoux. Sur la table une toile cirée jaune avec encore des cigales en décoration. On baisse la poignée de la porte des Gassion et en entrant on prend tout d’un coup le chant des cigales celui des inséparables l’odeur de soupe, et d’autres encore, moins faciles à identifier. Le mari de madame Gassion a fait la guerre de 14-18. Et ils ne sont pas pingres, il y a toujours des bonbons dans un pot en verre posé sur la table. Des bonbons qu’on doit sucer plutôt que croquer dis madame Gassion qui est une femme gentille. Le soir c’est la libération, on sort de la loge et on remonte dans l’ascenseur. Les grand-parents ne disent pas grand chose. On s’arrête au septième. L’enfant voudrait avoir un chien mais moins vieux et malade que celui des Gassion.
Odette
Odette vient parfois le dimanche . Elle a l’accent du Bourbonnais et des chaussures à talons aiguilles. Avec la grand-mère elles s’assoient dans la cuisine sur des chaises en formica blanc. Sur la table on pose des mazagrans pour boire le café . Elle doit venir après les repas, pendant que le grand-père s’enferme dans la chambre pour faire la sieste. Odette apporte avec elle un nuage odorant inédit, mais qu’on finit par reconnaitre presque quand elle arrive derrière la porte d’entrée de l’appartement. Parfois l’enfant a droit à un canard, on coupe un sucre en deux et on le plonge dans le café. Des pigeons viennent se poser sur la margelle de la fenêtre, c’est un moment paisible. Odette est en froufrous en froissement, elle a les ongles rouges carmin et elle met longtemps à ôter son manteau. Parfois elle ne le retire même pas, elle met son sac à main sur ses genoux et elle boit son café à toute petite gorgée, en parlant de choses et d’autres que l’enfant ne comprend pas.
Marcel
Marcel est un vieux type ami du grand-père. Parfois l’enfant accompagne le grand-père qui conduit sa camionnette tube Citroën avec une seule main. De l’autre il tient souvent une cigarette. Des gitanes blanches. Chez Marcel c’est quelque part dans le 15ème, on y arrive à n’importe quelle heure c’est un bazar merveilleux. Il y a de tout. Des jouets, des chevaux de bois, des piles de journaux, de magazines, des vêtements sur des cintres accrochés à des tubulures, des bandes dessinées Marcel ne dit pas grand chose, et le grand-père non plus. Ils se connaissent bien. Prisonniers ensemble chez les allemands au service du travail obligatoire. Du coup depuis, ils n’ont plus jamais travaillé pour un patron. Ils sont à leur compte. Marcel veut parfois tailler les oreilles de l’enfant en pointe. Il sort un couteau et le brandit. C’est effrayant, ça compense presque le merveilleux du bazar ici.
Totor.
Totor aussi veut couper les oreilles du gamin en pointe. C’est sans doute une mode. On a peur au début puis on comprend que c’est juste pour dire quelque chose. Des montagnes de pommes de terre, de carottes, de choux et la voix de stentor de Totor couvrant le brouhaha du marché, boulevard Brune. Puis celle des autres marchands, dont le grand-père, les poules et les lapins du gâtinais. Et puis l’enfant sera initié ainsi, Totor lui dit faut gueuler pour attirer le chaland mon petit vieux. C’est quoi ton cri de guerre aller. Treize à la douzaine, les œufs mes beaux œufs tout frais pondus approchez mesdames approchez messieurs. C’est bien et il met sa grosse paluche sur le crâne du gosse. Si les petits cochons ne te mangent pas qu’il ajoute. Totor est mort d’un coup en tendant à une jeune femme une botte de persil. La vie tient à peu de chose. Puis après le marché, les ouvriers de la voirie s’amènent et nettoient tout, quelques passants récupèrent des légumes des fruits talés dans les piles de cageots. La voix de Totor résonne encore un peu et puis l’enfant passe à autre chose.
Illustration : Marché parisien dans les années 60
« Un lino qui brûle les genoux »
J’ai mis un moment à comprendre… J’aime être surpris. Merci Patrick
« La voix de Totor résonne encore un peu et puis l’enfant passe à autre chose. » Mais nous on du mal à passer à autre chose après de tels portraits à hauteur d’enfants. Et on en redemande ! Vivement la suite, je suis !