#enfances #00 | blanche à demi

Blanche, il ne lui semble pas qu’enfant elle se soit jamais perdue. Elle n’en n’a pas le moindre souvenir. Ce qui est étrange. Elle n’aura jamais longtemps lâché la main de ses parents ou des yeux l’adulte responsable. Toujours, elle s’en sera remise à l’autre pour son orientation. Il y avait un confort à cela, une douceur. Elle ignorait qu’elle n’apprendrait jamais à s’aventurer seule dans le monde. Elle pensait que cela viendrait naturellement avec l’âge adulte.

Devenue seule, devenue adulte, elle s’est perdue, souvent. Dès que sortie des sentiers battus de l’enfance, dès la main lâchée.  Dans la rue, elle va accrochée à Google Maps. Parfois Google Maps ne fonctionne plus, elle erre. Ça dure.

Peut-être est-elle venue perdue au monde.

Mais, qu’est-ce que cela pourrait vouloir dire ?

Elle se souvient d’un rêve où elle était en voiture avec sa mère, seule avec sa mère qui conduisait, elle à la place du mort. Ce sentiment alors, ce bonheur profond, et l’idée que c’était comme ça que les choses devaient être. Elle, seule avec sa mère. Elle, seule avec sa mère. Pas-sans-sa-mère. Une forme d’aliénation fondamentale : pas sans elle, sinon pas. Elle le réalise, alors. Pas sans un autre. Que cet autre doive être maternel, ce n’est pas sûr. Un autre paternel pourrait aussi bien faire l’affaire, se substituer.

(Peut-être est-elle venue au monde à demi, à moitié.)

Elle a donc vécu seule. Et s’est affrontée à cette aliénation qui se découvre à elle tous les jours de toutes sortes de façons. Peut-être n’aura-t-elle rien fait d’autre que de se confronter à cela, cette impossibilité d’aller sans autre. De fonctionner sans un autre. Une sorte de fondamentale dépendance, incompréhensible. Dès qu’elle se risque seule, l’angoisse la saisit, la bouleverse, la vide d’elle-même.

Elle ne sait pas ce que c’est, ce manque de l’autre, ce que ça désigne de manque en elle-même. Elle ne sait pas ce qui lui manque. Quel manque la constitue. Car on dirait bien qu’elle a tout – adolescente, on le lui a  souvent dit : tout, tu as tout, tout pour réussir. Elle, défaut dans l’univers. Ce qui ne s’aperçoit pas de prime abord.

Il faudrait ajouter, sans que l’on sache pourquoi, que si elle ne se perdait pas enfant, si elle ne se perdit guère tant qu’elle tint la main de sa mère, elle eut un frère, un cadet, qui souvent se perdait, qu’elle cherchait. Elle se souvient de ces moments, longs parfois, où ils le cherchaient, elle et les adultes responsables. Cette fois où elle partit à sa recherche, loin, seule, sur la digue, la digue à la mer qu’elle remonta jusque tout au bout, jusqu’à la barrière, jusqu’au sable, elle revint alors. L’inquiétude qui montait et soudain l’enfant là, le petit garçon, là. Elle le voit. L’enfant aimé, choyé, rond, roux, là. Et sa colère, alors à elle, tandis qu’elle s’approche de lui. Cela était arrivé plusieurs fois, qu’il se perde. Dans la ville aussi. Cet enfant bonhomme, à la peau blanche, aux cheveux roux, aux yeux verts. Elle le retrouvait, se fâchait, ses colères énormes, son indignation, elle avait quatre ans de plus que lui. Lui, impassible, enfant.

Blanche a donc l’air tout à fait normale. Elle n’est pas handicapée. Il n’est pratiquement rien qui soit de l’ordre du faire qui ne lui coûte, qui ne soit quête de haute lutte. Parce qu’il n’y a plus quelqu’un qui lui tienne la main.

En première approche, c’est ce qu’on dira.

A propos de véronique müller

même si je perds le fil, je m'en sors plutôt bien mal.

8 commentaires à propos de “#enfances #00 | blanche à demi”

  1. Moi aussi je suis sensible à cette main tenue. Qu’on nous reproche, un jour, de serrer encore alors qu’on s’est évertué à nous demander de ne surtout pas la lâcher…

  2. – « devenue seule », comme cela résonne étrangement, le temps étant pour moi aussi passé, avec ce rêve ou cette convention, lointains, du « devenir indépendant »
    – cet « être venue perdue au monde », peut-être est-ce cela le philosophique « être-jeté », « être-au-monde » ?
    – que le manque soit constitutif… comme si nous n’avions pas besoin de la connaissance astronomique pour savoir, en notre fond, ce que c’est qu’un trou noir
    – votre emploi de la troisième personne du singulier — je dis « vous », j’ai peut-être ailleurs écrit « tu » et puis, là, une timidité me prend —, c’est efficace, et n’est pas donné à tout le monde (pour ma part, je n’y arrive pas, inaccessible, je ne dépasse pas la première). Cela, conjoint aux formes impersonnelles (il semble, il faudrait) et indéfinies (on) génère un flottement bénéfique

    • merci beaucoup christophe, oui, moi aussi, j’ai dit tu…
      les deux textes existent.
      à la première personne, le premier texte était encore plus gênant et j’ai voulu voir ce qui se passait à le passer à la troisième, à le passer à blanche qui dès le prénom m’a parue plus aimable. effectivement cela m’a permis de mettre un peu de distance à cet invraisemblable aveu dont je ne dis pas le sujet de honte. permis que j’aille vers quelque chose qui ressemblait plus à de la littérature, m’a ouvert des envolées que les embarras de mon je ne permettaient pas. pour l’envolée, pour la poésie, vous/tu n’en n’as pas besoin. oui, flottement, le terme est juste.
      je ne suis cependant pas arrivée à alléger le texte autant qu’on pourrait le souhaiter.
      – venue perdue au monde. et que cela ne s’aperçoive pas tout de suite, il me semble que tu le dis, et je t’en suis reconnaissante, et que je le rate. il y a un impensé qui reste impensé, dont je n’ai saisi qu’un symptôme. et ce symptôme est camouflé par toutes une série de valeurs endossées, adoptées, tout le discours en effet sur le devenir indépendant, faire les choses seul.e. ce discours aujourd’hui commence à être remis en cause. ce discours qui fait, je le crois, que nos parents meurent seuls dans les ehpad.
      – devenir seule : je ne m’en suis que très tardivement rendue compte, et j’ai regardé en arrière et me suis dit : comment est-ce arrivé ?
      – oui, une perte constitutive, c’est ce qui s’approche dans de nombreux textes de ce 00.
      – ce trou noir… ce que je nomme angoisse… le flottement dont tu parlais l’adresse plus facilement. cette étrangeté au cœur de soi

  3. venir au monde perdue au monde
    venir au monde à demi, à moitié
    et ce petit garçon bonhomme impassible
    c’est très beau et plein de promesses ce texte. J’ai envie de lire ce qui va s’écrire à partir de là. Merci !

  4. Pour se simplifier peut-être aller chercher une forme inspirante. Je pense à lecture de ce texte à la pratique de l’autofiction de Chloé Delaume. Si son écriture ne m’a pas bouleversée (coeur synthétique, pauvre folle), j’ai eu beaucoup de plaisir à la lire, et j’ai trouvé le récit efficace, alternant des moments de retour sur soi pour comprendre ce qui fait que l’on devient ce que l’on devient et l’action simple des personnages. Peut-être quelque chose à aller chercher dans cette forme.

    • Merci Marion, Peut-être que je songeais surtout à l’abandon à un lieu, tel celui dont vous décrivez si bien la simplicité (à étages).

      « Je dis tantôt, à certains moments, il faut des causses ou des villes thermales, des espaces où se simplifier. Ici le village ou le bourg sont d’une configuration si simple : les jardins à étages, les maisons à étages, la vie à étage, des strates, une structure qui s’exposent au regard, une rue principale rectiligne qui s’enfonce entre les deux versants de la vallée, parallèle au cours d’eau. Le relief ne laisse pas beaucoup de choix. Avant d’en venir à cette nuit-là. »

      Ce livre-là: La règle du Je – Travaux Pratiques (PUF), mars 2010 ?
      https://chloedelaume.net/?page_id=247

      • je pensais au Coeur synthétique ou à Pauvre folle, juste pour le dispositif assez simple où l’on suit des personnages dans des aventures assez basiques et où démonte leurs mécanismes disons