#enfances #00 | des pertes comme prologue

Les saisons arrivent, les saisons s’en vont, les saisons reviennent, elles reviennent à peu près semblables les unes les autres d’une année à la suivante. 

Cette régularité du temps, ce rythme sur quoi s’appuie le travail de la terre, des champs, l’enfant l’apprend par corps, par coeur, par sensations. On peut il le sait humer dans l’air l’arrivée de l’automne, celle de l’été comme de l’hiver en espèrant dejà le printemps.

Et malgré la ville d’où il vient, mais si peu de temps passé en elle, il ne se sent ni des villes ni des campagnes. Il se sent comme un étranger traversé par les saisons que ce soit à la ville comme à la campagne. 

Un passager du temps 

Quand il fait beau il s’en rejouit quand il fait gris il s’en étonne. Quand il pleut il tend les paumes ouvertes et quand il neige comme tous les enfants il fabrique des boules de neige. 

Il aurait bien voulu se laisser vivre ainsi porté par le temps comme autrefois porté dans un ventre. Mais l’histoire n’est pas d’accord avec son projet personnel, elle lui propose autre chose. 

Il a perdu le confort du ventre un mois plus tôt que la normale, c’est un préma, il a perdu énormément d’informations sans doute utiles pour acquérir un usage correct du monde. L’accueil très vite est synonyme d’ urgence puis une prison de verre ; on l’entube, l’appareille, le voici seul perdu dans le vaste monde il a peur. C’est le vide à combler, la page blanche dans une nuit noire.

Des silhouettes au delà, des mains qui le retournent, l’effleurent, des voix, des odeurs étrangères avec parfois une éclaircie surnaturelle. Elle est là il la sent, puis il la perd,

et cette joie tranchée presque aussitôt par la peine le chagrin mais ce ne sont que mots mis sur la béance, c’est toute sa vie de nouveau-né ici. 

Du primaire aussi il partira prématurément. Il n’y connaitra pas la suite des histoires qu’on tisse depuis la maternelle avec les autres. Il perdra la maison, le jardin, les champs, les collines, la forêt et même assez vite son accent. Peut-être veut-il se fondre dans la masse déjà, ne plus se faire remarquer. Il parlera « pointu » comme autrefois ses grands parents s’exprimaient, au septième étage d’un trois pièces, perdu de vue dans le temps lui aussi. 

De ses propres yeux voir l’hiver, la neige, les points noirs que sont les merles sur ce tapis tout blanc. L’empreinte de leurs petites pattes que l’on s’amuse à suivre jusqu’à leur disparition soudaine. 

Il arrive qu’on gratte à mains nues le froid pour tenter d’y voir plus clair. On atteint le noir en dessous de la terre, pas de merle, ni de grive. On n’a pas vu l’envol c’est pour ça. Il s’est perdu lui aussi. L’envol n’appartient pas au présent. L’envol des merles est comme les saisons, sans doute d’ un autre moment. Tant de choses nous traversent qu’on ne retient pas.

Quelle heure est-il ? Bien difficile de le dire en regardant les chiffres romains de l’horloge qu’on ne sait pas lire. On aimerait bien le savoir, dire comme un grand « il est douze heure il est ving heure » Mais tout a un prix bien sûr. Du temps à perdre pour apprendre à lire le temps. Apprendre demande du temps. De là à penser qu’apprendre est perte de temps… Quand on est dehors on n’a pas besoin d’une extrême précision. Le soleil donne l’heure naturellement. Même en son absence. 

Le sens commun ici dans nos campagnes est notre seul bien quand on n’a guère de propriétés. Ceux qui le perdent sont les fous ou les idiots. Quand on perd le sens commun on parle de choses incompréhensibles. Parfois aussi on parle bien trop de soi, on ne laisse pas de place pour les autres. On parle sans rien dire. On parle pour ne rien dire. Le fait est que les choses qui sont sensées vouloir dire quelque chose sont ennuyeuses. Mettre la table, faire le ménage, ranger le bois sous l’appentis, travaille bien à l’école, dis bonjour , dis au revoir. Ne pleure pas comme une madeleine. Tu as bien fais tes devoirs. Faut voir aussi les têtes des gens quand ils se disent ces choses là. 

Il va falloir couper cet arbre, son ombre gène les voisins qui possèdent un jardin potager. Un jour on revient de l’école il n’y a plus qu’un vide, ça flanque un sacré coup. La même stupeur au début que le bruit d’un fusil, celui que prend l’homme et qui vise les merles sur la neige blanche. On peut suivre les gouttes de sang à la trace aussi. Mais au bout l’immense tristesse, un oiseau mort. 

c’est quand il perd goût aux choses usuelles, presque l’usage général, que l’homme retrouve l’ennui et les odeurs d’enfance. L’humus des bois, le roux des feuilles, le silence des arbres et leurs lents balancements de têtes dans le vent. Parfois il essaie de prononcer leurs noms, en vain, la gorge se sert, il lui semble qu’il y est presque, qu’il y est enfin, il a tout perdu, il n’est plus un homme plus un enfant, seulement le vent.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

Un commentaire à propos de “#enfances #00 | des pertes comme prologue”

  1. un « passager du temps » qui n’arrive pas à lire l’heure — à vous lire, vous et d’autres ici, je me demande jusqu’à quel point c’est le temps dans sa perte, cet inassimilable, qui préside au sentiment de perte, de déréliction (mais j’essaie toujours de tout simplifier).

    qu’est-ce qui se refuse à l’apprendre? qu’est-ce qui se refuse au chiffrage, à la nomination ? le soleil pour autant n’enseigne t il pas aussi quelque chose de la perte? ou l’éternel recommencement des saisons la masque-t-elle ?

    au bout du compte : « Parfois il essaie de prononcer leurs noms, en vain, la gorge se sert, il lui semble qu’il y est presque, qu’il y est enfin, il a tout perdu, il n’est plus un homme plus un enfant, seulement le vent »

    beauté par le merle laissée de ses traces noires dans la neige, préfiguration de l’écriture, qui soudain s’interrompent — l’envol — l’éclipse, l’ouverture du ciel
    l »horreur de cet arbre coupé, de ces gouttes de sang venues à leur tour marquer la neige

    une perte qui remonte à la prématuration, irrémédiable

    merci pour ce texte.