J’ai lâché ta main. J’ai percuté un corps. La foule ne s’est pas arrêtée. J’ai bien essayé de l’éviter, mon pied a trébuché. Je n’ai pas pu l’éviter. La foule m’a percuté. J’ai lâché ta main. Où es-tu ? Voilà ce qu’il aurait fallu que je me dise. J’ai trébuché et la foule m’a fait lâcher le petit avion rouge avec un cercle doré peint autour de chaque aile. Il était si beau. Tu venais de le gagner pour moi au stand de tir à la carabine. Tu m’avais hissé haut sur le comptoir. Face à toi. Et à la foule ondulante. Plus basse. Comme aplatie. Odeur collante de sucre. Mes jambes balançaient au-dessus du vide. Tu tirais. Un œil fermé, le viseur devant l’autre. Je te regardais. Il y avait tant de bruit. La foule chuchotante et les déclics trop aigus de la carabine juste avant l’éclatement des ballons. Un bruit effrayant. Barbe à papa et pomme d’amour et aussi l’odeur noire du réglisse. Toutes les couleurs. Les ballons de toutes les couleurs. Tu éclatais les couleurs. Et mon cœur cessait de battre. Entre deux coups de carabine. Mon cœur battait si fort. Je plaquais mes deux mains sur mes oreilles. Le silence. Entrecoupé du bruit assourdissant de mon cœur battant. Tu ne me regardais pas. Enfin, tu as posé la carabine. Tu m’as regardé. Tu m’as souri. Tu m’as demandé de choisir un lot. L’étalage était immense. Immenses de couleurs. Profond de l’écho des bruits de la foule. Et l’odeur piquante de poudre de la carabine reposée sur le comptoir. J’ai mis longtemps à le voir. Et puis je l’ai vu. Le petit avion. Tache rouge comme un relief sur fond noir. Couleur réglisse.
Ta voix : Il y’a un élastique, pour pouvoir le faire décoller. Tu as mimé le geste. Comme ça : il faut tendre l’élastique entre l’index et le pouce puis lâcher d’un coup sec. Tu as souri. Tu m’as regardé. Tu as gardé l’élastique dans ta poche : pour ne pas le perdre. L’avion était si beau quand tu l’as déposé dans ma main. Rouge et doré. Ta main. Ta main a pris la mienne. Chaud. Mon cœur chaud battait. Odeur insistante de la poudre. Tu m’as entraîné dans la foule. L’avion dans ma main. Et ses ailes peintes en rouge cerclées d’or. La foule compacte. La foule a percuté. Je t’ai lâché la main. J’ai lâché l’avion. Où est mon avion ? Ce que je me dis à l’instant où je lâche ta main. La foule est dense. Une forêt de jambes. Une armée de pieds. Ils vont écraser mon avion. Mon bel avion rouge. Image fragile. Tremblotante comme la flamme dorée des bougies lorsqu’elle révèlent la profondeur des miroirs. Le réduire en miettes. Où est mon avion ? Je lâche ta main.
Boue noire sur terre battue. À quatre pattes. Nez contre sol. Combien de jambes ? Et de pieds ? Pieds sales. Boue noire. Recouvrante. Coups durs. Collante. Coups de pied. Durs et sombres. Odeur de pluie. Mouilllante. Pluie sale et jaune. Pluie. Jambes. Pieds. Sol. Boue.
Enfin, mon avion. Piétiné. Brisé. Écrasé. Cassé.
Alors je réalise : l’absence de tes pieds, l’absence de ta main, l’absence de tes yeux, l’absence de ta voix, l’absence de ton corps. La chaleur s’est éteinte. Quelqu’un a soufflé la bougie.
Où es-tu ? Ma voix. C’est ma voix. Est-ce ma voix? Gémissante. Minuscule et sourde. Impuissante. Étrangère. Elle ne dépasse pas le plafond arc-bouté des jambes.
Je me faufile entre deux stands de bois peint. Blanc, sale. Et le ciel assombri, crache quelques gouttes grises. Assis dans la boue. J’ai froid. Je tremble. La foule tangue. Les larmes adoucissent les angles des corps qui se pressent devant moi. Au creux de ma main. Ma paume moite et rougie. L’aile cassée. Aiguë. Douloureuse. La ligne dorée s’est brisée.
petit à petit on devient cette petite fille
on ressent toutes ses émotions
apprécie beaucoup ce texte sensible, précis, juste
le rythme des phrases suit ce parcours chaotique
Merci Huguette, au plaisir de te lire!
L’avion rouge, la ligne dorée… Et cette fête foraine érigée sur un champ de boue, la forêt des jambes. Preuve que se perdre, c’est toucher les profondeurs
Merci Christophe!
successions de phrases courtes, on est avec l’enfant, à sa hauteur dans la forêt de jambes, la percussion des corps, en panique, en apnée.
Quand on est si perdu qu’on se perd à soi-même : « Où es-tu ? Ma voix. C’est ma voix. Est-ce ma voix? Gémissante. Minuscule et sourde. Impuissante. Étrangère. Elle ne dépasse pas le plafond arc-bouté des jambes. »
C’est très beau.
Merci Françoise
J’aime le rythme saccadé, haletant des phrases courtes. La répétition de l’absence, omniprésente. Un très beau texte.
Merci Renée !
Waouh ! Je lis ce texte 1 après le texte 2. Décidément j’aime beaucoup ce rythme qu’installe les phrases courtes toutes en tension et attention et ce monde à hauteur d’enfant. Je ne sais pas pourquoi mais le passage de « pieds sales à boue » m’a fait penser fugitivement au début du roman de Tatiana Arfel, « L’Attente du soir » et au personnage du « môme » qui découvre le monde par les perceptions qu’il en a avant même de pouvoir les nommer lui en revanche. Merci !
Je n’ai pas lu, mais je note dès à présent sur ma « to read list » 😉