De ces régions du souvenir qui nous murmurent de rester sur leur seuil, ressurgit une lecture d’Herman Broch, ce devait être » La mort de Virgile » Ce moment de lecture semblable à aujourd’hui par sa luminosité automnale, les bruits étouffés de la rue, se mélange, se diffuse dans l’idée presque paisible du dimanche matin. Et du seuil où je me tenais comme je m’y tiens en y songeant, l’idée d’écrire un texte lyrique à propos de ma mère m’était soudain venue. Le rideau de tulle bon marché à la fenêtre entrouverte en tremble encore et précise le décor de cette intempestive réminiscence. Il y a plus de dix ans que nous ne nous étions vus, encore à cette époque et vingt ans déjà ont passé depuis sa disparition désormais où j’écris ces lignes. Entre deux nous nous sommes rencontrés quelques semaines, le temps d’apprendre qu’elle était malade, qu’une convalescence n’était plus à espérer.
J’avais donc spécialement acheté juste quelques semaines avant de renouer , un gros cahier d’écolier sur lequel j’avais noirci les pages en sa totalité d’un seul jet, emporté par cet élan pathétique qui avait pénétré en moi, comme une tache d’encre traverse un épais buvard. Mais je n’étais pas satisfait. Evidemment que non. Le lyrisme y était si débordant que sa fausseté me creva presque aussitôt les deux yeux. Il faut que je précise à quel point j’étais encore en ce temps dont je vous parle, jeune ignorant, et par conséquent bien prétentieux. Pas moins de cents cinquante pages de doléances, de rage, d’amour maladroit avec comme seul fil rouge juste ce regard gris bleu m’échappant obstinément. Une mère semblable à une ville, à demi interdite.
L’air frais de ces premisses d’automne ne tempera pas mon ardeur à me jeter dans l’ouvrage. Je crois que j’ai passé trois jours sans presque rien manger ni boire ni dormir, tant je redoutais de perdre en cours de route cette étrange énergie décrire. J’étais comme possédé par le fantôme de Broch tenant du bras Virgile. Par le rythme le souffle surtout de sa syntaxe, ses sonorités je maladroitement dans mon emportement je plagiais. Il en fut presque toujours ainsi de mon rapport à la lecture, puis à l’écriture, souvent une affaire d’envoutement. Un total abandon à l’autre. Cela dura des années, presque toute une vie en fait.
La mort de ma mère me libera temporairement de cette malédiction. Le fait qu’on l’incinéra fut d’une brutalité folle. Il parait d’après mon père que c’était son souhait. Mais nous fîmes tout de même graver un petit marbre de 40cm par 40 avec son prénom, son nom sa date de naissance et de fin en lettres d’or ( en était-ce vraiment ? le doute me vient car déjà nous étions mon épouse et moi assez légers d’argent. )
Cette plaque serait désormais lieu de pèlerinage, un lieu presque rassurant pour notre famille si disloquée était-elle. Mon père si rendait chaque jour après avoir baladé le chien et effectué ses courses chez Lidl. Il déposait même chaque semaine des fleurs, pendant des mois. Puis les choses se tassèrent, Les visites s’espacèrent. La vie est ainsi faite.
C’était le début de l’automne. C’est toujours en ce début d’automne que je repense à ma mère. Elle est née au début d’octobre. Je crois que le souvenir s’associe plus à la naissance qu’a la disparition ( en février) Est ce que l’automne est un terreau plus fertile au lyrisme que février, peut-être.
En tous cas j’ai retrouvé ce gros cahier tout écrit à la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, pas de prologue ni de fin. un long texte à l’encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j’approche mon nez des pages seulement je sens bien quelque chose, mais n’ai nulle envie de le définir vraiment. C’est un gros cahier semblable au souvenir que je conserve de ma mère. Un demi mystère. Et l’ouvrir serait prendre assurément en plein visage toute une insignifiance du monde et des êtres probablement fictive mais que l’on se rassure souvent par lâcheté de nommer la réalité.