#été2023 #10 | Porte

Cette fois, la revenante a trouvé porte close. Trouver. Porte. Close. Les mots semblent se détacher de tous les supports, se séparer de la syntaxe, reprendre leur liberté. L’acteur de l’entrepôt avait sans doute pris, sinon des vacances, du moins un peu de distance. De son côté, elle avait l’habitude d’entrer là comme dans un moulin, c’était un peu chez elle, elle qui n’avait pas vraiment de chez soi. Chez. Soi.  D’abord surprise, elle a fait le tour de l’édifice pour voir s’il n’y avait pas d’autre entrée. Pas. D’autre.  Dans l’espace, c’était comme un coup d’arrêt, la nécessité de montrer patte blanche.   A vrai dire, les temps se mélangent ; à portée de mots, le canal file toujours son eau sans âge, sans rien pour l’arrêter, à l’exception de l’écluse qui joue son rôle de régulateur. Aux parages du grand espace à la porte close, on voit des dépôts. Ceux qui passent voir comme elle ce que d’eux ils peuvent retrouver ou déchiffrer laissent, un peu comme gages dans un mont-de-piété à ciel ouvert, tout autour du local, des objets parfois étranges, lourds ou légers, hétérogènes, formes et couleurs changeantes. Elle s’est assise pour observer les dépôts – autant de points de passage donnant des indications. Elle était loin d’être la seule à emprunter le chemin de halage mais elle n’a vu personne dans le temps de l’enclosure. Elle a tourné autour, puis s’est rapprochée de la porte. Elle a sorti de son sac à dos une grande feuille qu’elle a dépliée puis étalée sur le terre-plein, à côté de l’entrée fermée. Avec un morceau de charbon donné par le mineur, elle a dessiné une porte ouverte qu’elle a punaisée sur la porte close. Elle a nommé une dernière fois à voix haute l’éboueur, le marinier, le coiffeur-galeriste, le comte à la triste figure. Eboueur. Marinier. Comte. Elle-même. Et tous les sédiments de la langue traversée. Lampe. Boite de fils. Album de photos floues. Tissu. Puis elle s’est tue et sans se retourner, a repris la route. Sa disparition était déjà actée, écrite, signée. Actée. Ecrite. Signée. C’est bien plus tard que je l’ai reconstituée. Les eaux se mêlant toujours, j’ai craint de ne plus savoir exactement où, quand, tout ça, puisqu’elle n’était plus visible mais elle est venue en rêve à ma rescousse :  Exodus, c’était le début. Va savoir ensuite. Quelque part, j’ai obéi à ce qui ressemblait à une injonction qu’il était possible de larguer si nécessaire. Quand il faut y aller, j’y vais. Et voilà devant moi ce que j’ai pu retrouver en me rendant sur place : une grande feuille, dont j’ai découvert le verso. Une sorte de quadrillage : dix carrés et leurs extensions remplis de signes serrés, à la limite de l’illisible. Au recto, le dessin d’une porte ouverte. J’ai soudain pensé à ce magazine pour enfants au centre duquel était agrafée une double page qu’il fallait détacher pour ensuite la replier soigneusement, en suivant les pointillés, sans se tromper. Il fallait ensuite, une fois constitué le petit livre, couper en haut et en bas les pages, les détacher en vérifiant que les numéros se suivaient. Alors, c’était gagné : on avait réussi à faire un livre qu’ensuite, on pouvait lire pour de vrai, tellement fiers d’avoir trouvé le bon pliage.  J’ai fait la même chose avec la grande feuille, retrouvant ainsi la sensation du moment. Pliage. Assemblage. Dessin de la porte ouverte reproduit pour la couverture et aussi démantelé, éclaté parmi les pages issues du pliage. Livre miniature. J’ai cousu les pages par le milieu, avec un fil de la boite, comme avant. J’ai glissé l’objet dans le sac à dos : il tient si peu de place. Et je me dépêche : le bateau est à quai, j’embarque dans un instant. Porte. Ouverte.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.