Marie se réveille d’un œil puis de l’autre. Il n’est plus d’heure à présent, juste un décompte imprécis. Elle baille, rit à l’idée de son visage grimaçant, routine du clown triste, et parcourt du regard cette chambre sans annexe ; mis à part une toilette-douche à la luminosité blafarde, qu’elle ne peut quasi plus atteindre seule. Les usages d’avant perdus, l’intime aujourd’hui en routine technique : toucher des gants et le bruit des gants en latex, caresses de l’hévéa. Elle évite de se jauger et renie le reflet du miroir. Les autres reflètent la teneur quotidienne de l’espérance. Depuis son admission elle soupire par habitude, son seul marqueur d’insoumission en ce lieu d’artifices. Elle remue doucement dans ce lit utilitaire aux draps rêches et aux couvertures impersonnelles, l’éveil lent, sans enjeux, le diktat de la poussée au point mort. Commencer par les jambes engourdies, les bras trop lourds, se dégager doucement de ce cocon de tissu, et occuper l’espace un jour de plus, éloignée à jamais de sa maison vendue pour une somme ridicule. Caïn achève son chef-d’œuvre de destruction et d’acquis du pactole avec une redoutable efficacité. Marie s’assoit enfin, après de longues négociations avec ce corps désabusé, pour faire face à une poignée d’objets rappelant de moins en moins sa vie belle et passée : une brosse à cheveux d’une élégance usée, la bordure argentée et quelques rares perles, des cadres moulurés aux photos jaunies et mélangées (Pierre, ses fils, ses petits-fils…), une image pieuse à la virginité raturée, une pomme de pin, un rosaire survivant… dans sa table de nuit, elle a caché une lettre dont elle seule connaît le contenu. Position debout, elle regarde furtivement par la fenêtre donnant sur une rue sans animation, droit dans le champ de vision des immeubles gris et lourds de trois étages, laide asepsie de la « modernité ». Si proche de son foyer vacillant, de sa terre d’accueil, de sa nature profonde, elle se consume face à cette vision urbaine petit cercle de l’enfer. L’odeur de la forêt, les effluves d’alcool et d’encaustique sont décidemment bien lointains et cela creuse un incommensurable vide en elle autre que la béance… Il fait maintenant particulièrement noir tous les jours et toutes les nuits, tout s’efface. Une mémoire chavire. Dans sa dernière demeure connue, Marie pleure parfois, doucement, tendrement car sa vie elle l’assume, elle affirme ses choix, sa fierté comme seul pilier de justesse. Abandonnée sur ordre par une lignée de conséquences. Elle connaît le visage de la cruauté : il l’a embrassée sans amour sur la joue lors de sa première et dernière visite en cette stase assistée. Depuis, rien, la solitude, le temps long, l’atrophie. Elle diminue la surface explorable et celle de sa morphologie, c’est pour bientôt la transparence de l’oubli. Elle n’en peut plus de ces odeur médicalisées, de cet air conditionné, tout est condition, de son espace diminué à quatre murs privés, et des déambulations collectives. Elle se resigne à perdre la joie de sa solitude intérieure, elle ne ressent plus le contact avec la terre, elle n’entend plus le moindre chuchotement. S’effacent les rues et avenues dédiées aux naïades, dryades, tritons… Seule perspective visuelle, des tonalités de gris et de bruns, seules perspectives sonores : le hurlement des télévisions, le bip des moniteurs dans des chambres voisines, les hystéries séniles. Ses mouvements rares se résument à une toilette matinale, à heure et aide variable. Tout va trop vite à présent, son glissé de gant de toilette humide et savonné ne convient pas aux infirmières débordées. Privée du contrôle de ce simple rituel, ce ne sont plus ses mains qui parcourent son corps, mais celles d’une multitude de professionnelles. Elles sourient toujours, parlent un peu, mais leurs regards sont las, tristes, elles vivent sous pression et ne peuvent plus s’attacher aux résidents. La parole est comptée, facturée. Le petit déjeuner sous plateau et cloche de plastique déboule, aujourd’hui ce sera dans la chambre, la nuit n’a pas été bonne. Du pain blanc sans sel, de la margarine légèrement fondue, de la confiture trop sucrée en mini barquette, un thé trop fort, un jus d’orange dont seule la couleur évoque le fruit. Même bilan au jour le jour et encore demain. Elle aimerait juste boire une bonne jatte de café fort, accompagnée d’un spéculoos ou d’une couque au beurre, mais ce n’est plus jamais le moment. Marie doit d’abord uriner, elle baisse les yeux, soupire encore, et demande de l’aide, fatiguée. Deux ans plus tôt, elle grimpait encore prudemment les marches menant à son potager, elle aimait parcourir l’allée de terre et de pierre afin de profiter d’un moment de soleil, fermer les yeux, et écouter les arbres craquer au loin avant de leur répondre d’une prière inaudible. Seuls restent les craquements internes, ressentis quasi à chaque mouvement arthritique, rhumatismal et d’usure. Le souffle lui manque, la pluie lui manque, le contact de l’écorce, l’odeur des champignons, la scénographie de la vie hors d’une geôle. Pour survivre : accepter d’éteindre la lumière de plus en plus tôt.
la perte de soi oui
et la cruauté du baiser sans amour avant la solitude