Aucune trace de la cuvette émaillée avec bouquet bleu. Aucune empreinte dans la maison. Comme si cette femme n’avait pas existé. Pourtant je l’ai bien vue à plusieurs reprises, installée dans la cuisine, en tout cas j’ai eu la vision d’elle et j’ai compris. Je ne dois pas trop la tracasser au risque de la voir disparaître. Où demeure-t-elle quand je m’absente ou travaille dans le bureau, son âme blottie dans des souvenirs imprégnés de poussière de foin et de poudre d’insectes, son corps (ou l’image de son corps) abrité dans une cache aménagée tout exprès du côté des greniers pour combattre le temps, durer, tenir bon dans l’intention de témoigner, de donner idée de la vie que c’était en ce temps-là en ce pays d’arbres et de fougères et d’hommes rugueux avec saisons contrastées et sévères, donner idée du repos nécessaire après une journée, une année, toute une existence finalement écourtée par l’usure, l’âpreté, la douleur. Et c’est en explorant des zones escarpées de la maison dans le secteur où elle avait sa chambre à distiller les fleurs que je suis tombée dessus.
J’ai bien vu. Quelques planches de bois font cloison sous les charpentes. Elles semblent dessiner un espace invisible. Ce doit être là. Oui, invisible. Espace préservé tel un placard condamné, une remise clandestine. Gîte refuge. Je ne touche à rien, ne tente rien. Je rebrousse chemin. Je cesse d’y penser. Elle de son côté se fait oublier.
Tout juste la place d’une couche avec oreillers d’herbe et linges froissés. Légers effluves de tilleul fraîchement ramassé, essences de rose et de sauge, arômes de sueur estompés. Ce doit être là qu’elle demeure quand on la laisse tranquille. Dans le souvenir de Jude. Dans le souvenir du corps de Jude. Elle est en paix, et c’est ça qui revient toujours, le corps de Jude, ses bras fins et musclés, le dessin des aisselles et des aines et le ventre de cette blancheur de peau, celle des peuples du Nord bien différente de l’épiderme grenu velu de ses frères et des gars d’ici. Jude long liane élan étreinte, la seule qu’elle ait connue à ce point et ressentie vraie, elle ne peut l’oublier, ça prend la place, l’étreinte, la fièvre, ces choses inavouables qui arrivent avec la tête bourdonnante, on perd pied, ô rares délices. Elle s’allonge sur le dos dans cette solitude. Tout revient de l’ardeur et de la jouissance. Et ce silence, ça dure aussi longtemps qu’elle le veut. Jude est là, il sait se poser à côté d’elle avec son bras qui l’entoure et puis sur elle, elle l’attend, prend son membre, embrasse son cou, il la pénètre, c’est une histoire sans cesse renouvelée du temps de la vie de Jude avec elle, l’enfant n’est pas encore venu, en tout cas il n’est pas là, alors c’est peut-être la première fois eux deux.
La chambre entre planches est un espace gardé. Il s’y murmure le désir. Les deux respirent en dehors de la fureur des vivants. Rien ne s’enfuit, rien ne se perd des senteurs d’herbes et de pétales broyés.
À d’autres moments elle regarde ses jambes tendues ou recroquevillées. Elle glisse ses mains au cœur des linges éparpillés ou feuillette l’album de petites photographies sépia alignées au fil des pages cartonnées : les fenaisons et les battages, la fête de la moisson, leurs noces, elle avec sa couronne en fleurs de silène. Elle sourit. Son regard se perd dans les combles et les trous de mur où nichent les chouettes chevêches, tout se brouille avec l’ombre qui brasse les corps, les baisers, les amères souvenances. À d’autres moments, elle a envie d’arracher les images et de les piétiner, la vie n’a pas voulu sourire, l’enfant venu déformé, l’enfant-fardeau, alors elle déchire et piétine. Pourquoi pas rien qu’elle et Jude, rien qu’eux deux contre tous, figés comme dans un tableau de Munch ? À d’autres moments elle est au bord du gouffre, la durée n’existe pas. Juste un état particulier pour se remémorer chaque instant de l’amour, de l’étreinte, de la naissance, de la colère du frère aîné, des scènes de violence, des points lumineux dans la partie de ciel au-dessus de la grange, de la robe humide des chevaux, des cris, de la charrette versée dans le fossé, des arbres embrasés par le crépuscule, de la blancheur, des corps qui n’ont plus de noms.
Photographie, ©Françoise Renaud – dans le pré, août 2023
Que de senteurs et de sensations douces et sensuelles autour de ce personnage qui se cache.
ton passage par la page, merci…
et je n’avais pas encore fini ce texte quand tu l’as lu, il y avait encore un pan à écrire, alors j’ai continué ce matin, il faudrait sans doute le continuer encore, certainement même, comme si peu à peu il pouvait devenir livre…
merci de ta douce compagnie
Toutes ces sensations, ces effluves mêlées au souvenir de Jude, à la nostalgie « du temps de la vie de Jude », à la fois adoucissent et renforcent ce qu’il y a de poignant dans cette évocation de la vie passée. Touchée par ton texte, Françoise.
Se retrouver après un temps long…bonheur…
Retrouver aussi ton écho sur ce travail qui me contraint dans le chemin choisi au début et qui m’oblige à la vision, au possible basculement du roman — ou d’une partie du roman — vers du fantastique
Je t’avoue hésité sur le personnage à laisser tranquille, elle ou l’enfant, ou le narrateur… finalement ai choisi elle pour creuser encore
Merci d’être passée, tu le sais…
De l’art de creuser dans les recoins d’un personnage avec sensualité. J’aime beaucoup ta manière de distiller des infos par petites touches , comme des jeux de lumière donnant à voir ici ou là…
tu dois penser au jeu des lumières dans la cuisine, aux reflets qui ont tendance à modifier le réel !
merci Solange
Très, très beau. Fantastique. Ce que l’on apprend des intentions de l’auteur (je n’ai lu que le 10 et le 10bis) et la découverte de cette cachette, et la surprise d’un désir toujours conjugué au présent, vif, exigeant.
Vous faites quelque chose avec le temps, qui ramène témoigne d’un goût d’un désir d’une volonté de vivre puissants.
oui oui vivre encore, désirer encore
pourquoi serait-elle condamnée au passé ? alors tout écrire au présent autant que possible… et lui accorder une rédemption en notre époque moderne…
à suivre
et tellement merci Véronique pour votre doux passage, merci pour vous être arrêtée par ici…