#été 2023 #9bis | La méprise

De dos, il ressemble tellement à l’ancien directeur que mon cœur fait un bond dans ma poitrine et un élan de joie met aussitôt mes jambes debout prêtes à courir vers lui. Même veste serrée, même carrure, le même manque de cheveux sur la partie arrière de son crâne, le dos légèrement vouté comme à son habitude. Il est revenu, sans doute pris de remords de nous avoir laissés, avide de nous revoir et de demander de nos nouvelles, comme il faisait toujours quand il nous abordait, il est là de nouveau et tout recommencera comme avant, mes escapades qu’il acceptait avec un sourire de bienveillance, mes visites au dernier étage pour savoir comment vont les autres, Lucien, Pauline, surtout Pauline, ma Pauline joyeuse et inquiète pour son bébé en caoutchouc rose, il est là, et je me rends compte à quel point il m’a manqué ; je vais lui dire qu’il peut reprendre ses chevaux de jade s’il le veut, je pourrais toujours aller les admirer dans son bureau comme avant, je lui montrerai le cahier recouvert de caractères minuscules, rempli de mes espoirs et d’inventions folles, car il faut bien rire un peu, même si ce n’est pas vrai ce que l’on voudrait que ce soit vrai. Il est là et je ne sais pas, mais un sourire doit couvrir mon visage car mes lèvres se figent quand il se retourne. Un instant je pense encore que c’est lui, qu’il a changé, beaucoup changé, mais c’est quand même lui, qui d’autre cela pourrait être. Pourtant ses yeux me glacent, ses lèvres se défigurent sans sourire aucun, sa peau est d’une blancheur de spectre évanoui. Il vient dans ma direction et je me laisse tomber sur le banc de pierre, ahuri, ne comprenant pas comme s’est opéré la métamorphose, comment il a pu changer de visage en si peu de temps et sans que je m’en rende compte, comment j’ai pu me méprendre au point de croire que le temps était revenu en arrière sous un coup de baguette magique. Plus il avance plus je me recroqueville, je baisse les yeux dans l’espoir qu’il rebrousse chemin, qu’il m’oublie, je souhaite ardemment qu’un bruit quelconque détourne son attention, mais tous dans la cour font silence et regardent, je sais qu’ils regardent, je sens le poids de leurs yeux comme un couperet. Il s’arrête devant moi, je vois ses chaussures en cuir marron, son pantalon de velours clair. Instinctivement je mets ma main sur mon cahier pour le protéger, pourquoi j’ai pris mon cahier dans la cour, quelle bêtise, faute impardonnable. Ne jamais montrer le cahier à personne, m’avait dit celui que celui-ci remplace. Je maudis ma désobéissance, je me maudis d’être si oublieux de mes devoirs. Toujours pris en flagrant délit. Comment me rendre invisible pour de vrai et pas seulement avec des mots ? Une voix tombe sur ma tête courbée et coupable « Que faites-vous ici, ce n’est pas votre tour de sortir dans la cour, on vous attend à l’atelier, et arrêtez d’écrire sur ce cahier, cette activité est nocive à votre santé et à votre rétablissement. Allez, dépêchez-vous ! » Jamais un ordre ne m’a semblé aussi beau.  

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

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