C’est déjà l’été, à la sortie du collège une traverse en descente, tu ne sais pas ce qui t’a attirée la première fois, peut-être suivais tu quelqu’un. Peut-être la fillette dont tu jalouses les nattes et sandales dorées, dont tu rêves secrètement de devenir l’amie. Ou l’ombre promise sous les voûtes, l’impression d’échapper au monde, le risque de te perdre. Tu n’as pas réfléchis, tu t’es retrouvée dans la pente fraîche, avec ses parfums étranges, de sauces aillées, de cave humide. Avec ses murs noircis, ses pierres moussues, ses herbes sauvages. Ses fenêtres étroites d’où s’échappent des lambeaux de disputes lointaines, de fredonnements, de voix radiophoniques assourdies. L’envers d’un décor, une version secrète et délabrée de la ville. Tu avances minuscule dans cet espace suspendu comme on avance dans l’obscurité des rêves. Tu es seule, mais tu es habitée d’une confiance nouvelle, tu pourrais presque fermer les yeux. La ville s’évanouit. Tu fais des listes dans ta tête. Les prénoms de toutes aïeules que tu essaies comme des robes neuves, ce que ça changerait de t’appeler Stella ou Pauline. Tu fais la liste de tous les endroits, villes, villages, hameaux, rivières que tu as traversés. La liste de tous les morts de la famille, et des circonstances de leur mort. Une vieille femme remonte lentement la traverse, tu devines son corps fatigué sous les plis noirs de sa robe. Elle te dévisage et tu te sens prise en faute, tu sais que tu ne devrais pas être dans ce passage qui t’éloigne de la maison, tu finiras par être en retard, on s’inquiétera peut-être un peu. Tu continues de descendre la traverse, ça te parait sans fin, et dans ton dos il y a le poids du regard de la vieille, tu fais une prière silencieuse craignant qu’elle te jette un mauvais sort. Tu débouches dans une ruelle courbe dont tu ne vois pas les extrémités, tu poursuis dans l’escalier qui prolonge la traverse, soudain tu aperçois le reflet huileux de l’eau du port. Te voilà sur le quai inondé d’une lumière radieuse, étourdie par l’odeur de vase remontant du bassin. En reliant pour la première fois ces deux points de la ville, le collège et le port, tu as l’impression d’avoir ouvert un chemin et traversé le temps. L’ombre des petits immeubles s’allonge sur le quai des Martyrs, la mer se couvre d’un voile minéral. Tu resterais bien là à regarder l’horizon en écoutant la naissance des vagues mais il faut remonter vers le nord, et inventer une histoire pour expliquer ton retard.
vais pouvoir (peut-être mais paralysée suis par mon incertitude floue) tenter de lire quelques unes de participations (d’autant que dans mon cas le lieu est un dos) mais comme ai vu que tu avais franchi même cap pas pu résister et juste pour le plaisir, avec la petite crainte, l’insouciance, la culpabilité, ai suivi cet envers du décor, la traverse avec toi et ta façon de nous embarquer… Merci
Je lis ton texte en Irlande sous un soleil pour le moins hésitant. Cette petite fille et sa traverse pourraient elles être d’ici ? Murs noircis, pierre moussue, cave humide. L’ombre promise sous les voûtes, beaucoup moins, surtout quand elle annonce un quai inondé de lumière. Qu’est ce qui ensoleille ou embrouillarde nos textes, nous frigorifie, nous fait transpirer ?
Cher Bernard, sans doute la prégnance des images, mais vrai qu’elles peuvent voyager avec le lecteur… on est plutôt encore et toujours en Corse 🙂