Je m’accoutume au lieu, choisis souvent d’accéder à la maison par l’arrière même s’il pleut. Il me faut contourner les bâtiments depuis le portail, longer l’enclos du poulailler avant de redescendre par l’allée ménagée en paliers au milieu des arbres. J’éprouve une certaine satisfaction à emprunter ce chemin. À l’approche de la maison ça dessine comme un axe, une trouée au milieu des jardins. Le temps de gagner la porte de la cuisine, je peux ressentir l’humidité de l’air et observer la brume tenace ou l’enveloppement du soleil. La lumière y est toujours particulière. En puissance et en densité. Donc il y a les arbres — chênes et châtaigniers, quelques hêtres, d’autres dont je n’ai pas encore défini l’espèce — qui dessinent une large lisière à flanc de coteau. Une espèce de hangar s’insère dans leur fouillis à environ deux cents mètres de l’habitation. Il ne tient guère debout, une poutre s’est effondrée. Tout en bas il y a les sources. Fougères et saules. Donc il y a les arbres, le hangar, les sources, la lumière. La toile sonore est composée de bruits d’eau, de bêlements, de cris d’oiseaux et d’hommes à l’œuvre. Je les entends, les hommes. Je ne les connais pas. Ils font pourtant partie de moi. Ils émettent des rumeurs de travail rude, les mêmes qui ont façonné le paysage que j’ai connu enfant, graduellement conquis au cœur des taillis, des friches et des forêts.
À propos d’hommes, j’ai rencontré le voisin, pas bien grand ni costaud avec une voix fragile et un visage d’enfant. Il répare les clôtures, élève des agneaux. Il porte un chapeau en feutre noir et a tendance à compter sur ses doigts quand il parle — un moyen de se concentrer, surtout de ne rien oublier. Il m’a apporté un panier de légumes. Il est entré dans la toile.
J’ai écrit que je m’accoutumais à la maison, au parc, au voisin, aux cris des rapaces. Certains crient vraiment comme s’ils réclamaient quelque chose. Une nuit l’un d’eux a dû se piéger dans une cheminée et a émis des plaintes qui m’ont inquiétée. J’ai prié pour qu’il se libère. Le lendemain il était parti ou alors ça s’était passé dans un rêve. Il arrive aussi que j’entende un peu de tapage au-dessus des plafonds. Probablement des souris, des lérots. Peu importe, la maison abrite toutes sortes de créatures et il me plaît que ça reste ainsi. Tout comme le parc, la maison a une géométrie bien à elle et recèle des parties secrètes, comme une réserve à explorer, à s’émerveiller. Je crois que ça intervient dans l’idée que je me fais de l’espace à habiter et dans la nature des éléments nécessaires à ma vie en général. Arbres, lumière, hangar ou cabanon, rivière ou source, cris, présences des bêtes. Il me faut ajouter une figure à cet arrière-monde, celle de la femme qui nourrit l’enfant et le presse contre elle. Un de ses gestes aussi, cette façon si douce qu’elle a de baisser les yeux quand elle réfléchit, accoudée à la table de la cuisine.
Photographie, ©Françoise Renaud – dans le hangar, avril 2023
Je pourrais augmenter ce texte autour de la phrase "Tout comme le parc, elle a une géométrie bien à elle et recèle des parties secrètes"... sans doute qu'il y a là de la matière apte à relier les temporalités déjà explorées, les récits entrepris à différentes époques, de reconstituer le puzzle... oui, cette idée de parties cachées, de secret... (pas forcément original, mais promesse de quelques surprises !)
Toujours un grand plaisir à retrouver ton roman en cours d’écriture. Beaucoup aimé cet enroulement du temps quand tu commences par « Je m’accoutume… » et deux paragraphes plus loin « J’ai écrit que je m’accoutumais… ». J’ai noté « …la maison abrite toutes sortes de créatures et il me plaît que ça reste ainsi. » que je reprends à mon compte à ma façon : ton univers abrite toutes sortes de créatures et il nous plaît que ça continue ainsi… (et très belle photo)
je pense déjà à connecter les choses entre elles, essaie de trouver le ton du narrateur du début quand même, narrateur qui écrit son expérience de la maison qu’il vient d’acheter et qui lui procure des visions et des moments de plénitude… va savoir
donc avancer, coordonner, relier.. ce qu’il y a de plus compliqué en fait pour réussir un roman…
à te lire…
Le rapport à la peinture aussi pour relier ces parties entre elles, mais quel.le peintre ?…
j’ai déjà fait cela dans un autre roman il y a quelques années, et le peintre Caspar David Friedrich y était entré via une exposition à Berlin visitée par mon personnage principal, un pétrographe
ici c’est différent
plutôt des climats, de la photographie, du noir et blanc, du rude et contrasté….
D’accord avec les commentaires précédents et aussi, cette habitude choisie d’accéder par un chemin qui détourne et contourne, rien ne se soucie de pratique ici, tout résonne du bruit de l’univers sans souci d’utilité, de confort mais plutôt de se relier à la marge du monde, ton monde qu’on reconnait bien
merci Catherine pour tes mots…
rester connecté à la sensation et faire comme c’est le mieux pour soi, pour mieux profiter, saisir le sens de ce que nous faisons ici, tous… mais peut être qu’il n’y en a pas, seulement le plaisir fugace et l’intensité
Le secret est toujours original, il est le coeur du récit et le fait pulser; quand il s’infiltre dans le mystère des mots, le lecteur est toujours gagnant, et c’est le cas ! Merci, Françoise !
le secret et le récit étroitement liés, oui
il faut toujours quelque chose de fort au cœur de la trame pour continuer à lire un livre (et je pense souvent au lecteur quand j’écris…)
Toutes ces sensations visuelles, auditives…et cet arrière-monde qui me ravit.
j’avais utilisé cette expression « arrière-monde » à propos de la peintre Richarme parce que la connaître avait changé quelque chose dans ma perception des choses et des paysages
et je ne sais pourquoi ce double mot est revenu…
(et grand plaisir que tu sois passée par ici…)