C’est là, bordel, c’est là qu’elle va. Il ne s’emporte pas tant d’habitude. Il la lui reprend d’autorité, par le coin, mais sans brusquerie, il ne veut surtout pas risquer de l’abîmer. Ce carré, il y tient. La surface est lisse, et le papier cartonné a tendance à se replier sur lui-même, dans un mouvement d’enroulement, presque de protection. Le mur, en négatif, en porte la marque, celle d’une zone de blancheur, nettement délimitée, entourée d’une ombre. Et c’est là, à sa place, elle n’en a pas d’autre possible, qu’il va la replacer. Il prend un bout de Patafix sur son bureau, le chauffe entre ses doigts, le presse au dos du carré, à chacun des quatre angles, pour en enlever les traces anciennes qui ont séchées et n’adhèrent plus. Avec soin, il prépare quatre boulettes de taille équivalente, ni trop grosses, ni trop petites, cela ne tiendra pas comme il faut sinon. Il les aplatit dans les coins, près du bord, mais pas trop. Absorbé, il aura à peine entendu sa mère le laisser à son affaire – elle ne le comprend pas parfois – et refermer doucement la porte en disant quelque chose à propos du repas, il aura, sans y prêter attention, grommelé quelque chose en réponse. Ces quelques choses-là ne compte pas pour l’instant. Il est concentré à faire coïncider la forme ombragé sur le mur avec la photo qu’il va poser dessus. Il l’incline à trente degré environ dans le sens des aiguilles d’une montre. Cette inclinaison, il l’a pensée, il l’a fait exprès la première fois, quand il lui a trouvé sa place au milieu des autres photos et des posters. Aujourd’hui, il n’ y plus rien d’autre au mur, que cette photo. Les doigts dans les angles, il rectifie légèrement la position et, satisfait, applique une dernière poussée dans les coins, pour marquer d’un sceau final la situation. Il prend quelques pas de recul, tourne la tête, un peu à droite, un peu à gauche, pour apprécier l’effet. Recommence encore une fois pris d’un doute, et puis non, c’est bon comme ça.
L’image est là, affadie par la lumière, sous ses yeux, comme elle l’a toujours été. Un liseré blanc d’un demi centimètre en fait tout le tour. Par endroit, on ne le distingue pas de l’arrière-plan, si délavé, de l’image. La qualité du tirage est médiocre, il le sait, il s’en fout. Derrière les trois gamins qu’on voit au devant, un fouillis de branchage, des morceaux de tissus, de cartons. Ça, un autre que lui, ou un de ces deux autres gamins sur la photo, ne le distinguerait pas. C’est trop décoloré, un voile s’est mis partout sur ce décor indéfini. Lui, il se rappelle de ces cabanes, on les avait fabriqué tous les trois, on s’était attribué des rôles comme sur un vrai chantier et on était allé chercher le meilleur endroit, on avait rassemblé des bois morts et des feuilles, il avait fallu trouver des protections, tissus, morceaux de carton. Et ça la photo ne le montre pas aussi clair que son souvenir. Par contre, n’importe quel spectateur peut les voir, les trois enfants qui s’avancent tout fier vers l’objectif. Ils se tassent, épaule contre épaule, comme pour tenir dans ce petit carré. Ils ont une dizaine d’années, les bras et les jambes à l’air, c’est peut-être l’été, ils n’ont pas froid à cet âge-là. On les sait plein d’une vie et d’une vigueur que la pellicule n’a pas réussi capturer et la lumière vive aussi de ce jour-là a pâli la scène. Six bras tendus, une figure géométrique, un triangle dont les six mains rassemblées forment le sommet qui rejoint l’œil qui regarde. Six bras, six mains ramenées en coupe, six volontés, tendus en un Kamehameha ultime, leurs bouches articulent à l’unisson le nom de cette technique destructrice, celle de Son Goku dans Dragon Ball.
Il la regarde souvent cette photo, pas plus tard qu’hier après la sale soirée qu’il a passée. Elle est un point cardinal, pas un de ceux qui indique un ailleurs meilleur qui ne reviendra pas. C’est une articulation, un centre de convergence autour duquel s’organise son univers à lui. Oui, c’est vrai, il a retiré un à un au fil des années les posters et les photos, des héros de jeux ou de shônen qu’il avait au mur. Mais la photo est restée, signe qu’il change mais que quelque chose demeure fixe là-dedans, dans lui. Et c’est ce qui s’est produit, il est toujours entre ces quatre même murs, il les protège de la lumière directe et corrosive du soleil d’été, aux heures chaudes. Le reste du temps, comme un juste retour des choses pour service rendu, c’est eux qui le protège d’un dehors agressif. Sa chambre, il n’y a pas à en dire plus, et c’est ce qu’il aime dans cette pièce. Elle n’a pas à être expliquée, elle est. Point. Il se rappelle qu’à l’école on a voulu la lui faire décrire. Il se rappelle que cela lui était impossible. C’est impossible de dire l’évidence. Le prof, il se rappelle aussi que ça l’avait énervé parce qu’il avait rien écrit. Un autre que lui aurait dit ces petites aspérités laissées dans le plâtre par les chocs des meubles déplacés. Il y avait bien cette marque rouge près de sa commode, le jour où on l’avait installée – elle y est encore. Un autre aurait parlé, peut-être, de ces rideaux aux drôles de motifs géométriques, orange, jaune et marron en forme de bulle de bd dont les couleurs étaient passées au fil des lavages. Avec plus de mots et surtout la manière de les faire tenir ensemble – parce qu’à chaque fois qu’il s’y essayait, ça branlait tout de suite avant de s’écrouler dans un fracas muet qu’il était le seul à percevoir – avec ces mots qui lui manquaient quand il les lui fallait au plus vite, il serait peut-être parvenu à décrire cette danse étrange que faisait sur le mur en face du lit, les raies de la lumière matinale déformés par cette agitation calme du tissu quand la fenêtre était entr’ouverte. L’école il y repense parfois, il évite pas trop souvent, ce ne sont pas que des bons moments. Il attendait en silence, à l’école, que les heures passent. Il se tassait sur sa chaise mais il y avait toujours un prof. qui voulait le faire parler ou pire écrire. Et ça, il n’aimait pas : « décris ta chambre… ce que tu vois par ta fenêtre, qu’est-ce que tu y fais… ». Alors il disait, les gens qui passent parfois en bas, qui s’arrêtent et qui parlent, celle qui donne toujours à manger au pigeon et puis l’arbre entouré de quelques bancs, avec ses branches comme des membres décharnés en hiver qui lui accrochait les yeux quand il les levait quelques instants de la PS et puis bah quoi d’autre, rien, qu’est qu’il pouvait dire d’autres, il pensait qu’est-ce qu’on me veut encore, un arbre c’est un arbre, les bancs des bancs. Et la PS ? Alors sa PS, il en disait quelques mots, sans saveurs, sans reliefs, parce que ça, ça ne lui appartenait qu’à lui, c’était trop perso et ça ne se partageait pas, surtout pas avec n’importe qui, un adulte qui prendrait ça avec un petit sourire satisfait ou pire, connivent, et y irait de son commentaire.
Il est dans son lit, il s’est recouché, il est bien là avec l’immeuble comme il est, avec son arbre en bas, ses blancs autour et peut-être des gens qui passent, et la veille qui donne à manger au pigeon, elle est plus là, elle a du mourir ou déménager mais il y en a toujours une de vieille qui se croit chargée de les nourrir, ça non plus ça ne change pas. Sa mère doit être à la cuisine en train de préparer le repas, ça ne change pas, il y a toujours une mère qui prépare un repas à son fils qui attend, indolent. A cette heure, les odeurs remplissent les cuisines, se mélangent et il pense, là, à ce moment, que partout dans la cité, dans tous les blocs, cette scène, elle se répète. La même mais en différent sur des petits trucs. Et ça, il voit pas, le dos bien calé sur le coussin remonté contre la tête de lit, pourquoi un jour ça changerait.