Après la longue escale à Aden on est reparti, le bateau ayant dû relâcher dans le port pour avarie et s’approvisionner en charbon. Les chevaux continuent à tomber on dirait une tornade qui les fauche un par un, un tourbillon néfaste s’est emparé du steamer et les cadavres des chevaux soulevés par les hommes sont jetés dans les flots. L’odeur -celle des chevaux- s’est mêlée à celle de la putréfaction. Le bateau est devenu puanteur, exhalant ses miasmes à tous les vents. Relents, fièvres, sang ont fini par se mêler dans ce marais malodorant. Il y a eu cette histoire de douche. On l’a dit tu aimais être matinal, tu te levais tôt pour être l’un des premiers à pouvoir faire tes ablutions réglementaires, mais ce jour-là les gars t’ont fait comprendre que tu n’étais pas prioritaire -toi un simple soldat parmi les autres- car ils voulaient tous aussi ôter cette odeur qui leur collait à la peau comme à la tienne, et ce jour-là tu as dû attendre ton tour avant de pouvoir te doucher car ils en avaient assez de ces relents pestilentielles alors tu as patienté et tu as pu entrer finalement dans la cabine de douche. Bref on peut dire que tu as attendu ton tour et tu es entré tout habillé avec ton pantalon de treillis et ta chemise en coton dans cet espace clos car dans ce bateau destiné habituellement aux pèlerinages tout est aménagé pour les touristes et les cabines de douche sont individuelles, suprême luxe lorsqu’on est soldat. Tu as pu bénéficier des derniers aménagements modernes entre ces quatre murs, comme cette douche dont tu diriges le jet alors qu’habituellement tu utilises plutôt une lavette pour te nettoyer et tu as ôté tes vêtements en frissonnant non que tu craignes l’eau comme à la campagne où l’on demeure soupçonneux à son égard mais pour toi c’est presque un soulagement de sentir l’eau douce couler sur ton corps tout entier. Il y a des cloisons assez minces en bois qui te séparent des autres douches et tu peux entendre l’eau couler et quelques grognements de satisfaction, derrière toi il y a un porte manteau et la serviette distribuée par le sergent. Tu restes immobile sous le jet qui te nettoie et tu as appris à te savonner les endroits cachés comme sous tes aisselles, ta poitrine et les organes génitaux, ces endroits où se cachent les mauvaises odeurs et tu as appris à te frictionner avec vigueur pour ôter la crasse car ce sont les mesures d’hygiène à respecter et tu vas être sans doute convoqué pour la visite médicale régulière. Quelqu’un frappe à la porte, tu es trop lent et tu regardes d’un air vague ces vêtements à ré-endosser tu sais que l’odeur reprendra une fois sortie de la cabine et que ta peau restera imprégnée alors ce jour- là tu penses à la glycine grimpant à la grille de la maison de tes parents embaumant en mai et tu souris et tu enfiles vite tes espadrilles et ton pantalon tu te précipites dehors pour laisser la place. Tu ouvres la porte et ça y est il y a l’entrepont et les soldats réveillés comme toi qui attendent leur tour avant d’aller au réfectoire pour le déjeuner et avant les corvées, leur file s’étend et certains chuchotent déjà d’autres se balancent d’un pied sur l’autre. La main que tu avances posée sur la poignée de la porte est sans veines apparentes, juvénile, les ongles sont bien coupés et propres et tu te dis que c’est difficile de recommencer à nouveau et pourtant tu te résous à obéir et à suivre le mouvement et à regarder à nouveau les chevaux tomber. C’est comme un puzzle à reconstruire depuis le départ à Marseille et le voyage parcouru jusqu’ici. Le portrait officiel pris à la caserne que tu conserves précieusement est dans ton barda, bien caché. Il y a des détails, des objets, des vêtements et des visages et on pense à un portrait au fusain d’un soldat, il se tient assis et porte une baïonnette à la ceinture, une tunique avec une double rangée de sept boutons en cuivre alors qu’il tient ses gants à la main, le visage et le regard tournés vers la gauche comme s’il voyait avec gravité quelque chose qui nous échappe.
Lorsque tu ouvres la porte de la douche ça y est il y a aussi les imprudents comme Gonfier qui n’a rien voulu entendre. Comme à son habitude il a joué les grandes gueules et il a pris un grand seau d’eau de mer pour s’arroser en riant, il a voulu faire comme le font les marins car il ne veut pas s’user la peau à longueur de journée, il n’est pas une fillette. Il s’est limité à nettoyer sommairement les parties découvertes de son corps et l’eau de mer a rincé la peau et ôté les odeurs incommodantes à ces seuls endroits mais au fil de la journée la peau a tiré et rougi car le sel a déposé des efflorescences salines qui ont créé inévitablement des démangeaisons avec le soleil cuisant aussi a t- il été obligé de prendre une douche d’eau douce dans la journée pour y remédier à la suite des prescriptions du médecin chef.
Très touchée par ce texte aux images fortes et physiques. Ces chevaux qui tombent et font penser aux vagues qui roulent sur l’océan, à l’écume. C’est une écriture rêche. Ca donne envie de plonger dedans.