Le vieux frappe sur la pierre avec son bâton de marche, il est six heures, la forêt s’assombrit dans l’humidité qui monte, quelques gouttes s’échappent discrètement entre les arbres. Il écorce les troncs, il déshabille la pierre de sa mousse, il retourne la terre. Je l’interroge sur le passé de la vallée, c’est une chance de l’avoir rencontré là, sur ce chemin, je veux savoir surtout qui sont les personnes susceptibles de raconter encore les histoires d’autrefois. Tu vois, dit L., le vieux frappe la terre de son bâton, agite ses bras fébrilement pour se souvenir. Il convoque la mémoire grâce aux mouvements de son corps. Il arrache toute la mousse d’un geste nerveux, il découvre entièrement la pierre et déloge les bêtes qui s’y trouvent cachés. Il tape contre le sol avec la pointe de son bâton. C’est ça que tu dois raconter. Je me souviens, dit le vieux, à Guchen, il y avait un collabo, Justal il s’appelait. Je lui dis que je veux connaître ce que la grande histoire délaisse, je veux savoir ce qui se passait dans les petits villages de montagne, loin du mouvement des grandes villes. La guerre a taillé sa brèche dans ces vallées des Pyrénées. Il raconte que les mouvements de résistance étaient très actifs car les Allemands ne montaient pas jusqu’aux villages perchés en altitude. On en profitait pour cacher des gens. Mais il y avait aussi des collabos. Il cherche encore un peu les mots, le regard vif est retenu un moment par les lianes emmêlées des racines d’arbre. Des gouttes d’eau suintent à la lisière des feuilles, une odeur âcre de champignons fume au pied des noisetiers. Un jour, ils sont venus chercher ce salaud de Justal. Le vieux tape le sol en rythme à gauche, à droite, de plus en plus fort. Le martèlement sourd conduit le bruit des pas, le déclic des fusils qu’on charge, la mise en joue. Ils l’ont fait sortir devant la maison, il raconte mais il n’agite plus ses bâtons de ski. C’est le corps de Justal maintenant qui se dresse, qui tente de fuir et refuse de mourir. On entend plusieurs coups de fusil mais il n’y a qu’un seul soubresaut du corps, un seul mouvement convulsif en virgule, furtif, un instant comme figé dans sa demi-boucle puis, l’instant d’après, dans un dernier élan, planté au sol, dans un grand fracas de pierres et de terre arrachée. Il n’y avait pas un Justal dans ta famille (c’est moi qui interroge L.) ? On fouille l’arbre généalogique et on découvre des collabos ? Tu crois que c’est possible ? Je ne lui ai pas dit que j’ai vu passer un aïeul Justal. Mais c’est pas le même village, c’est pas la même branche, c’est pas la même année. On fouille l’arbre, on remue la tourbe, on ne sait pas trop ce qui, peut-être, trop faisandé, s’y cache. Les pieds s’enfoncent dans la boue du sentier, le geai s’échappe dans un cri entre les ramures noires, l’obscurité tombe sur la pierre dénudée.