Comme je l’ai dit la dernière fois, je n’en parlerai plus, je n’en parlerai plus comme ça. Elle l’avait beaucoup aimé ce père compliqué et sombre et muet. Les années passant, il y avait eu des griefs, fondés, indétricotables. Maintenant, du dessus, de plus haut, elle le voyait jeune père de famille, enthousiaste, idéaliste, faire des kilomètres en vélo, pour trouver un peu de pain, avec chance, des œufs, des pommes de terre, et rentrer à la maison, avec sa femme appeler les sœurs, les parents à partager une fricassée. Elle le voyait entrer dans une troupe de théâtre entre amis, et raconter des histoires aux petits. En remontant le temps, elle le voyait au petit séminaire, faisant le tour de la cour avec son drap, où il avait pissé, sur les épaules et sentait l’humiliation, le désarroi, et tout ce qu’elle supposait possible dans ces milieux cathos, et qu’il n’avait jamais raconté. Je n’en parlerai plus comme ça, il avait gardé du service militaire un copain, un vrai, gardé toute sa vie. Un homme joyeux, drôle et chaleureux, comme ils aimaient le voir arriver, tout devenait léger, il prêtait peu attention à eux, enfants, mais avait toujours des aventures à raconter, faisait rire tout le monde, il aimait faire rire sa mère, et on en inventait des romans, vrais ou faux ? Je ne parlerai plus comme ça de cette maison cafardeuse où l’oncle de Clermont-Ferrand venait une fois par an avec sa femme, violoniste à l’orchestre régional de Clermont-Ferrand, sa fille apprentie-danseuse avec ses vrais chaussons au bout en bois pour faire les pointes, tout pour les faire rêver, cet oncle du côté de sa mère travaillait chez Michelin, entré avec son certificat d’étude, il avait continué jusqu’à être ingénieur-maison, tout cela malgré une poliomyélite, enfant, il avait dix ans. Tellement vivant et chaleureux, son père ne pouvait l’admettre. Il était où en ces moments là ?