La maison au plancher séculaire est devenue mienne par hasard. Il y a quelques semaines je la décrivais telle maison solitaire au bord de l’étang. J’ai menti. En vérité l’étang est un peu plus loin, de l’autre côté de la route. On le voit bien depuis l’étage. Bon, j’enjolive, peu importe. J’allais être à la rue. L’habitation où j’ai vécu ces huit dernières années venait d’être vendue, du moins en théorie, promesse signée en bonne et due forme chez un notaire mais sous conditions suspensives. Déchiffrer la suite des six chiffres qui en définissait le prix me plongeait dans la confusion et l’inquiétude, voire dans une terreur mystérieuse. Si cet argent n’avait qu’allure fictive, il détenait le pouvoir de modifier mon présent et de me pousser vers un autre rêve. Et voilà que mon futur dépendait d’une chaîne de transactions immobilières qu’un simple grain de poussière ou mauvaise humeur ou décision inopinée d’un banquier ou de l’un des acheteurs pouvait enrayer. À ce stade l’argent demeurait invisible et mon avenir n’était qu’hypothèse. Troquer un lieu contre un autre m’aurait paru plus rassurant, comme dans l’ancien temps. Oui, du troc. Un champ contre un autre, un cabanon de jardin contre une étable ou un séchoir à châtaignes. Il fallait donc en passer par diverses agences et études notariales — chimérique de nos jours d’échapper aux protocoles — mais j’étais plus que résolue à m’installer loin du passé, à filer, décamper, fuir le tourisme de masse et les canicules, désapprendre les pluies dévastatrices, me retirer du monde, résider dans une contrée dépeuplée, certes rude en hiver mais riche en arbres et en jardins avec l’obscurité profonde et le vrai silence de la nuit. J’ai tenu bon. J’ai cherché. La maison solitaire aux murs de pierre à flanc de coteau avec l’étang de l’autre côté de la route s’est présentée comme lieu possible à habiter. Il fallait faire vite, les gens de la capitale se ruant sur les biens de campagne pour respirer. Ne pas réfléchir. Y aller. Se risquer. Miser l’argent d’ailleurs passé d’un compte à un autre sans prévenir personne. Bien sûr je n’en ai rien vu sinon des relevés attestant des opérations de transit. À la banque il ne me reste rien. En contrepartie j’ai hérité d’une bâtisse aux murs solides pleine de craquements et secrets, et dans ses régions d’ombre gîte une inconnue qui s’est glissée dans le livre. Une multitude d’oiseaux courtisent les hêtres et les châ-taigniers aux vastes couronnes apaisées et les fougè-res garnissent les fossés pour peu que l’ombre les frôle.
Photographie, ©Françoise Renaud – en campagne, juillet 2023
J’aime beaucoup cet ancrage dans le réel, l’auteur est là, c’est different. Merci.
ah grand plaisir de te lire ici, Laurent
l’auteur narrateur est là presque à chaque proposition, il est mon allié…
Le mot auteur dans mon commentaire est TRÈS mal choisi, je trouve très intéressant ce miroir, entre la personne réelle et la fiction, et justement une personne qui ne se défini pas par son statut d’auteur dans le texte, mais par un statut « ordinaire, réel ». Quand la fiction arrive: En contrepartie j’ai hérité d’une bâtisse aux murs solides pleine de craquements et secrets, et dans ses régions d’ombre gîte une inconnue qui s’est glissée dans le livre. Le texte s’ouvre.
Françoise,
je crois que ce texte est ta contribution 6 (catégorie ok mais titre avec erreur je pense)
En dehors de ça le glissement de maison à maison et l’argent lui aussi glissant, donne très fort ce rendu du réel irréel, et l’ombre qui referme le texte l’étrange métaphore de ces glissements,
oui, hello Catherine, numéro corrigé sur le champ !
peu importe, plaisir de te retrouver par ici…
et tous ces glissements imprévus, pas toujours confortables mais bénéfiques dans l’ampleur des mouvements que ça donne et le renouvellement de l’énergie…
« En contrepartie j’ai hérité d’une bâtisse aux murs solides pleine de craquements et secrets, et dans ses régions d’ombre gîte une inconnue qui s’est glissée dans le livre. Une multitude d’oiseaux courtisent les hêtres et les châtaigniers aux vastes couronnes apaisées et les fougères garnissent les fossés pour peu que l’ombre les frôle. » La fin est pleine de sons, d’intensité et de présences végétales. La narratrice habite texte et maison avec une énergie semblable qui circule. Merci Françoise. Bonnes énergies pour la suite !
P.S Je viens de lire « un chien à ma table » de Claudie Huntziger. Ton écriture me met en lien avec sa passion pour une maison dans la Creuse je crois et une attention à la nature incroyable.
Sans doute que je cherche à installer quelque chose de ce côté-là, entre réel et surréel. Narratrice ? pas forcément moi mais proche. Maison ? pas forcément la mienne mais proche… dans ce voisinage et dans cette intimité, tenter d’insuffler la force d’un récit…
merci à toi Nolwenn, pour ta sensibilité qui me touche
« Un chien à ma table » est le premier livre que j’ai lu en arrivant dans ce lieu. Sa maison à elle est dans les Vosges je crois, peu importe, je me sens proche d’elle, raison pour laquelle une grande amie de l’atelier m’avait offert ce livre pour mon arrivée un jour avant Noël…
C’est vrai, le troc devrait plus souvent s’envisager, moins versatile que l’argent, il reconvoque une modalité plus authentique…
J’aime l’audace de cette migration comme prise de risque, « résolue à m’installer loin du passé »… ces réflexions résonnent en moi! Merci Françoise.
J’aime beaucoup le début avec le mensonge admis. J’ai fait pareil pour le début de mon roman. Un narrateur qui ment n’est ce pas de la fiction dans la fiction ? Je trouve ça tentant.
et la fin est belle « et les fougères garnissent les fossés pour peu que l’ombre les frôle. » Merci Françoise