#été2023 #04 |Maulnes

Il conduit, ne fume pas ; débarrassé de l’addiction pendant son service militaire ; nuit fraîche, sortir de Paris, par Créteil ; Nationale 19, traversée de tous villages, petites villes briardes jusqu’à Troyes.

  • Oh les filles, vous ne remarquez rien ? Boissy, Brie, Coubert, Guignes, Mormant, Nangis, Provins…
  • Oui, tu nous l’as déjà faite l’été dernier ; ordre alphabétique.

Il pense que chaque voyage sera pareil, qu’il se rappellera son père faisant cette remarque il y a longtemps, c’était devenu un moyen mnémotechnique, une manière de raccourcir les trois heures jusqu’à leur maison de Champagne. Il n’y avait que Nogent s/Seine, après Provins qui rompait avec la règle… Nogent, la centrale nucléaire, en amont de Paris, la folie, les combats passés.

  • Et après Nogent, ça continue ?

C’est Albert qui a pris la parole, il veut se faire mousser auprès des filles, il sait très bien… Romilly, Troyes…

  • A Troyes, on fait un arrêt « andouillettes » ?
  • Il vaut mieux foncer jusqu’au bout pour allumer la chaudière.

Béatrice a peur d’avoir froid, il devra se démener à l’arrivée.

  • Tu es sûr que la chaudière va démarrer au quart de tour ?
  • Vous êtes déjà venus, vous n’avez pas eu froid ?
  • C’est vrai, on fera un feu de cheminée ?
  • Bien sûr, qui est de corvée de bois ?
  • Albert s’y collera, s’il a besoin d’aide, j’irai avec lui.

Ça y est, il a fait son effet sur Béatrice, s’il se met à peindre en plus, ces deux là sont faits pour s’entendre, il est lancé, parle de Péningen, de La Grande Chaumière…

Tous les quatre sont assis par terre, devant la cheminée ; Albert propose une balade en voiture pour le lendemain, à condition que le temps sec se maintienne, qu’il n’y ait ni pluie ni verglas. Il propose la vieille ville de Troyes, églises, musée de l’outil, musée d’art moderne, maison Rachi, Jean parle du château de Maulnes, sans préciser. Il est presque sûr d’éveiller leur curiosité, pense qu’à lui seul, le nom va résonner dans leurs mémoires, même si le château n’a rien à voir avec Alain-Fournier.

  • C’est Meaulnes, du Grand Meaulnes ?
  • Presque, il n’y manque que le e, la cinquième lettre de l’alphabet, comme dans un livre de Pérec.
  • C’est vrai, l’histoire se déroule dans le centre, le Berry, l’Orléanais, la Sologne…
  • Tu as raison ; ce que je vous propose, c’est une ruine locale posant bien des questions, délaissée par ses propriétaires successifs, plus intéressés par les forêts du domaine pour la chasse et le bois…
  • Alors, on vote ? Moi j’ai envie de voir ce château.

Quatre bras se lèvent, unanimité. Albert, Béatrice, Penelope, et Jean. Les musées, les vitraux de la cathédrale de Troyes, ce sera pour une autre fois.

  • C’est la même terre, le même sol qu’à R.
  • Au lieu de fossiles, de bivalves, c’est du verre partout, comme des grosses gouttes, des bouts informes qui marient les couleurs, beaucoup de vert, de violet taches argentées, résidus de fusion, comme si, ici, alentour, on avait fabriqué – quoi ?
  • Des bouteilles ; par centaines de milles je pense, pays de vignes, pays de verre.

« En 1775, les marchands de bois qui occupent le château obtiennent l’autorisation d’ouvrir une verrerie. »( Wikipédia)

Pont du 15 août, ils sont revenus à R., dans la maison des parents, dix ans après. Il pense que cette fois ils n’auront pas besoin de chauffer la maison ; d’ailleurs, il leur propose d’emblée une baignade dans la rivière, au déversoir, où, dans son enfance, les familles venaient tous les après-midi ; on ne devait se baigner que digestion faite, l’eau était froide.

« Si on allait plutôt à Maulnes » les deux jeunes femmes veulent retourner au château exploré ensemble il y a bien longtemps. Richard ne connaît pas Maulnes, ce sera une bonne occasion pour lui ; Béatrice, qui est venue sans Albert, Penelope, se rappellent leur première visite, par un hiver glacial, « c’est vrai, la maison était si humide, les draps glacés », mais cette ruine en forme de pentagone, elles n’avaient jamais vu ça.

Route de Tonnerre. Il se rappelle l’épicerie de sa tante, sur une place de la ville, les quelques jours de vacances, les pèches blanches qu’elle choisissait pour lui dans le camion du grossiste, le Tour de France et sa caravane…

  • Attendez, dans un village, il fallait tourner à gauche, une sorte de patte d’oie, divise la route, un gros arbre entre les deux doigts.
  • C’était à Villon non ?

Penelope se demande s’il s’agit de François, le magnifique, que Richard appelle François Premier, pour lui le père de la poésie française.

  • Dis nous, Jean, quelque chose à voir avec le poète ?
  • Je ne sais pas ; Villon n’était pas son vrai nom, c’était Moncorbier, je crois ; le nom d’un maître, peut-être, quelqu’un qu’il admirait…
  • Bingo, le voilà, ton arbre, chêne ou marronnier, alors, on prend à gauche, OK ?
  • Richard, tu n’étais pas là, tu vas être épaté, ma parole c’est unique au monde !
  • Je le suis déjà, Artonnay, Villon, Baon, Cruzy, un circuit « péréquien » pour un château auquel il manque un e, merci, bravo.

Petit à petit, les collines ferment l’horizon, malgré la sécheresse, le vert des prairies, le Prusse des grandes forêts saturent le paysage. Un dernier virage, apparaît soudain le château.

  • Mais ; mais, la ruine
  • Quoi !
  • Ils ont fermé l’accès
  • Tout est refait… il faut payer pour visiter. Le Conseil Général…

Il pense à toutes ces années loin de son pays, au temps qui fait s’écrouler les murs ; pour une fois, quelqu’un a décidé de remonter les horloges, quelqu’un qui va leur permettre une vraie visite, sans crainte des chutes de pierres ; une affiche indique les horaires, ils devront revenir, un autre jour ; une forme de déception se lit sur le visages de Penelope et Béatrice ; seul Richard ne ressent aucune nostalgie, pour lui, les cinq murs du château gardent leur mystère.