Pour ces 650.000 Français livrés à l’ennemi par le pseudo-gouvernement de Vichy, pour l’honneur des 40.000 qui y périrent, (dont près de 15.000 furent fusillés, pendus ou décapités) et auxquels la République a attribué la mention « Mort pour la France », la Fédération Nationale des Victimes et rescapés des Camps Nazis du Travail Forcé et l’Association pour la Mémoire de la Déportation pour le Travail Forcé se sont toujours refusés à laisser tomber le voile noir de l’oubli.
Je n’aime pas les gares
Je n’aime pas les trains
Je n’aime pas les hommes en armes qui poussent des personnes contre leur gré dans des trains.
Je n’aime pas la gare des Brotteaux – même désaffectée – à Lyon
Je n’aime pas ce qui est arrivé à mon oncle maternel
Je n’aimerai jamais les voyages en train où je me sens vite en sueur poisseuse et confinée dans une promiscuité anonyme.
Je n’aimerai pas les bruits du train, ses crissements d’acier et ses odeurs de cambouis cramé
Je n’aimerai pas la crasse des quais et des bâtiments pleins de courants d’air où l’on attend dans le froid et l’ennui.
Je n’aimerai prendre le train qu’avec ma mère la seule personne capable de me rassurer
Je n’aimerai pas raconter cette histoire de train et pourtant il faut que je la réinvente pour elle
Elle prenait le train pour son travail de bonniche, arrivait à la Gare St Paul de Lyon
Elle courait pour sauter dedans et un jour elle s’est ratée
Plusieurs mois de plâtre, jambe immobilisée, bon sang que ça grattait !
Et ces regards concupiscents sur sa nudité forcée d’hôpital
Elle a réclamé une aiguille à tricoter. Pas pour ce que vous croyez.
Elle n’a pas avorté. Une aiguille pour se gratter… Nervosité…
C’était la guerre il fallait manger…retourner au turbin…
Tu comprends ces histoires de train on te les a racontées en boucle
Tu comprends que cette histoire de train s’est très mal terminée et il y en a eu d’autres
Tu comprends qu’un train qui part et qui ne ramène pas les gens n’est pas digne de confiance
Tu comprends qu’un train qui n’avoue pas ses pires méfaits ne peut pas susciter mon pardon
Tu comprends qu’il n’y a rien à rajouter à ces histoires sauf à les reconstituer dans les détails
Je ne m’intéresse ni à l’histoire des gares, ni à la vie du rail
Je ne m’intéresse ni à l’enchantement raconté des voyages en train
ni aux crimes qui s’y commettent dans les romans de gare
Je n’aime pas regarder le paysage qui défile aux vitres sales des trains
Je n’aime pas l’éloignement implacable des gens que j’aime en train
Tu ne superposeras jamais la réalité à une fiction d’amusement
Tu ne confondras jamais les trains de ton histoire avec ceux plus riants et divertissants des autres
Tu peux considérer que ce positionnement n’est pas sans raison
Tu n’as pas besoin de partir loin il faut bien quelqu’un pour attendre les retours…
La liste interminable des retours de mémoire…
Tu n’aimes pas les gares
photo sous licence creative commons
Tu n’aimes pas le poème de Blaise CENDRARS
André mort de maltraitance et du Typhus à Dachau pesait moins que 30 kilos …
Tu es plus belle que le ciel et la mer
Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir
Le monde est plein de nègres et de négresses
Des femmes des hommes des hommes des femmes
Regarde les beaux magasins
Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre
Et toutes les belles marchandises
II y a l’air il y a le vent
Les montagnes l’eau le ciel la terre
Les enfants les animaux
Les plantes et le charbon de terre
Apprends à vendre à acheter à revendre
Donne prends donne prends
Quand tu aimes il faut savoir
Chanter courir manger boire
Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t’en
Je prends mon bain et je regarde
Je vois la bouche que je connais
La main la jambe l’œil
Je prends mon bain et je regarde
Le monde entier est toujours là
La vie pleine de choses surprenantes
Je sors de la pharmacie
Je descends juste de la bascule
Je pèse mes 80 kilos
Je t’aime
Blaise Cendrars, Feuilles de route, 1924
Merci Marie-Thérèse, votre texte me prend aux tripes
J’ai eu du mal à l’écrire… Merci d’en comprendre l’impact.
Très fort. Merci pour ce texte puissant, Marie-Thérèse, où ces « Je « , « Tu », « Elle » nous interpellent, nous convoquent immédiatement.
Merci ! Et bien sûr le « Nous » sous-entendu.
Eh bien, voilà un texte qui m’a botté le train… et ce n’est même pas un jeu de mot ! C’est fort quand l’écriture parvient à renverser ce que l’on porte d’ordinaire au pinacle… Me voilà décapé dans mes ferveurs sans doute trop mièvres ou trop de routine…
Grand Merci ! … pour votre réaction. Le mot « pinacle » que vous utilisez, symbole phallique par atavisme, qui indique les préférences littéraires des générations passées, immergées dans les guerres, et cette contestation émergeante d’essence féminine qui demande des comptes. Les mots et le lexique des grands déséquilibres qu’il nous faut interroger ensemble.
Je ne verrai plus jamais le train de la même façon ! J’adore l’énergie qui se libère ici, qui porte le texte de bout en bout, comme un arc tendu. J’aime que des clichés littéraires soient passés à la moulinette de l’histoire, collective, intime.
« la moulinette de l’histoire » c’est bien de cela qu’il s’agit, de tout ce gaspillage de vies humaines pour des raisons folles et qui fait sourdre une colère volcanique que la littérature ne peut pas toute contenir. Quant aux clichés et aux icônes que les institutions brandissent pour prétendre garder la grande histoire, celle des amnésies et des raccourcis, elle est indigente au regard des faits. Témoigner de l’intérieur en visant le témoignage des autres me paraît la seule justification d’un texte comme celui-ci… Merci d’y être sensible et de le dire. Le #3 Bis risque d’être compliqué à écrire…
Quelle force et quelle audace!
J’aime « La liste interminable des retours de mémoire… »
Merci pour votre appréciation.Oui, oser c’est d’abord proposer et si ça dégage de la force, j’espère qu’on peut la partager.