Je traite mes jours en personnages, deuxième essai —
Et c’est ainsi. Le 19 juin regarde le 22 mars. Le 19 juin est un soir, il va faire nuit — quand le 22 mars, lui, fait nuit. Toujours nuit. Mais nuit avant extinction de l’éclairage public, exclusivement. Alors que le 22 mars se débat, seul, et s’emporte sous le feu froid des lampadaires, le 19 juin, lui, s’est posé dans le crépuscule, hors de leur atteinte. Il est bien comme le 10 avril, celui-là, qui ne tolère pas l’éclairage. Pas d’éclairage artificiel — mais l’écriture, n’est-ce pas un artifice ? Car le 10 avril s’écrit. C’est toute la vie du 10 avril, de s’écrire. Il n’a rien allumé. Il n’est pas sûr, finalement, qu’il fasse la lumière sur quoi que ce soit. Nous verrons… Non, l’écriture est de nuit. Le 22 mars, lui, s’est écrié. C’est ainsi. Le 22 a gueulé, tous peuvent le dire. Le 22 mars pousse une gueulante à travers le temps. Les autres jours en résonnent encore. Les autres jours en tremblent encore. Le 22 mars s’emporte et ne sait pas comment ça lui vient. Il le sait à peine sur le coup, et il le sait encore moins avec le temps — déjà moins le 10 avril, et presque plus le 19 juin. Ça lui vient tout seul. Il s’emporte tout seul, et cela l’isole des autres. Encore. Les autres ne comprennent pas le 22. Et sans doute ne préfèrent-ils pas aller y voir. Approfondir. S’y aventurer. Savoir où les mènerait le 22 mars ? Savoir s’il n’est pas en impasse ? Ils ne préfèrent pas revivre le 22. Ils redoutent des répliques du 22 — car un 22 n’arrive jamais qu’une fois. Et puis, avec les jours, ils oublient. Le 22 s’en trouve un peu noyé, et très confus. De plus en plus loin — mais d’une confusion telle que le 22 est là, bel et bien. Les lampadaires lui mangent les couleurs ? Il est là. Rien ne les dérangera plus. Ni lui, le 22, n’y touchera. Cela grignote, grignote. Ou ronge. Et c’est ainsi que le 19 juin regarde le 22 mars : en entier malgré tout. Le 19 juin est assis de l’autre côté de la route — à l’écart des lampadaires. Il a à vrai dire mis trois mois et quelques années entre le 22 et lui — le 19 est tranquille. Il est à sa manière tout le contraire du 22 mars. Si le temps était une ligne, disons un segment alors, non seulement il ne serait plus du temps mais de l’espace, merci Bergson, mais le 22 du segment serait une extrémité quand le 19 ferait l’autre. Il est à l’autre bout du 22. Le 19 est de l’autre côté du 22. Est l’autre côté du 22. C’est la vie de tous les jours, cela — qui n’a contre toute apparence rien de stable. Cette vie là ne vit que d’extrêmes. Qu’elle mélange. Qu’elle s’en nourrisse. Qu’elle digère. Ou pas. La vie de tous les jours est un robinet mitigeur — mais où se trouve la main sur le robinet, ça… Le 19 est un crépuscule très tranquille et très chaud — et a une tendance à transpirer. Le 19 passe la main dans son peignoir — car le 19 est dehors en peignoir. Non : le 19 est dehors et en peignoir. Voilà ses attributs, au 19 juin. Quand nous disons dehors, nous disons : dans la rue. Et dans la rue, pour le 19 — mais aussi le 22 ? non, pas le 22 —, cela dit encore : sur le bord de la route. De la rue à la route il n’y a, là, qu’un pas. Le 19 sent la transpiration, elle lui coule lentement au creux du sternum — mais elle ne devrait pas traverser la route. Car le 22 ne sent rien : il fait froid le 22 mars. Le 22 souffle le froid. Le 22 manœuvre, manipule bruyamment, tous les ouvrants de la maison — c’est la maison des jours — et ce n’est pas l’air qu’il y fait entrer le plus glacial, le 22. À vrai dire, le 19 attend le 22, qui ne sort toujours pas. Nous sommes là dans l’espace public et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y a pas grand monde. Eh bien non, l’espace public n’est plus le monde. Nous sommes un peu au bout du monde. De là, qui — le 19 ne faisant pas exception — ne se féliciterait pas du délice de l’attente qu’il y a dans la chaleur du soir de laquelle la nuit tombe à voir venir mais de loin, loin le monde à lui ? Fût-il, le monde, une tempête comme la colère du 22. Il faudrait lui attribuer un nom. Après tout, les tempêtes portent des noms. Elles viennent avec des noms. Non ? Le 19 juin n’a pas de mots pour l’instant pour le 22 mars. Il y a tellement de temps entre eux. Même s’il n’y a qu’une rue. Même si c’est une route. Il improvisera. Il est presque le jour le plus long — le 19 a le temps.
Le 22 n’a pas le temps. Le 22 mars est pris à la gorge. Les jours se disent, sont en train de se dire dans un conciliabule où l’on ne voit, disons ne distingue personne, que le 22 se prend à la gorge tout seul. S’étrangle, ils disent. Car le 22 mars ne sortira jamais du 22 mars, c’est ainsi. Et c’est triste. Qui — quel jour — viendra jamais au secours du 22 ? Le 19 et sa posture de maître-nageur ? Qui dit qu’il est à la hauteur ? Il est assis, oui, mais ce n’est que sur une clôture en béton comme celles du type équestre à double lisse — elle est couverte de mousses et d’escargots. La tige en fer de la lisse sous le cul en peignoir du 19 — et il doit en avoir une de ces marques — rouillent, ont rouillé. Ont tout le temps de rouiller. Sont à rouiller. Nos jours sont, définitivement. Intrinsèquement. Incorrigiblement. Irrécupérablement des lonesome cowboys. À se demander : pourquoi les raconter, ainsi les soigner, bichonner, faire beaux — rendre présentables —, les portraiturer — si l’on ne peut rien y faire ? S’il en est ainsi
à poursuivre
Génial ! Les dates comme des personnages, cela donne un texte-fou mais avec pleins de trouvailles. C’est très riche. Belle découverte !
Cela prête à des confusions que je compte bien exploiter… (Tu saisis pourquoi j’adore ton idée de « journée laissée ouverte »…) Merci Nolwenn