Comme je le disais, le patriarche un brin décati nous accueillit de son air bourru, accoudé à sa table de travail échappée de l’incendie quelques années plus tôt. Nous savions le trouver là-haut en ce début de nuit, fumant une dernière pipe avant d’aller enfin poser sa tête ourlée de fins cheveux argentés sur le vaste oreiller en dentelle. Toute la journée, il avait traîné sa grande carcasse fatiguée d’une pièce à l’autre de sa vieille maison. Dès le matin, après avoir étiré ses membres endoloris par la vieillesse et un sommeil trop court, il avait troqué une liquette jaunie par le temps et le manque de lessives pour une chemise en flanelle, un pantalon de toile et un fin pull de laine car, comme nous l’avions perçu en chemin, le temps s’annonçait plus frais. Il était passé de sa chambre au vestibule, revêtant une veste élimée et chaussant d’antiques bottes épaisses où seuls ses pieds gonflés par le diabète pouvaient se glisser sans les perdre en marchant. D’une main ferme, il saisissait son bâton de marche et partait pour l’arpentage de ses terres, qu’il avait fort vastes comme je l’ai déjà dit, tête nue pour mieux sentir le vent léger ou l’annonce de la bourrasque au détour d’un bosquet. En fin de matinée, avant le déjeuner frugal pris à la cuisine où Otto le servait debout, attendant patiemment à sa droite qu’assiette et verre fussent vides et que moustache et menton soient nettoyés des bavures de sauce, il asseyait son corps trop lourd dans un fauteuil profond de la bibliothèque, chaussait ses lunettes d’écaille et lisait le journal, un différent chaque jour, pour exercer sa connaissance de trois langues européennes et satisfaire sa curiosité du monde tel qu’il bouge loin de chez lui. Après une courte sieste, il gagnait le salon de son pas tranquille pour occuper la fin d’après-midi à recevoir son métayer ou quelque relation du voisinage quémandant son avis ou l’informant d’une affaire en cours. Parfois, son visiteur partageait avec lui un dîner de campagnard : une soupe et un quignon de pain agrémenté d’un morceau de fromage, d’un verre de vin, d’une poire ou quelques noix. Enfin, dans la soirée, son esprit encore véloce après ces occupations diurnes lui réclamait de ne pas songer à y mettre un terme : il montait lentement à l’étage pour lire ou écrire, compléter son érudition, en laisser traces aussi peut-être, avant de rejoindre sa chambre pour continuer à ruminer pensées, idées et souvenirs au creux de son lit, calé entre coussins et oreillers et enfin s’endormir pour quelques heures à peine.
C’est dans son bureau, comme je l’ai dit, qu’à la nuit nous le trouvâmes. Il regarda tour à tour ma sœur, puis moi, esquissant un sourire étonné, pour laisser enfin son regard devenu soudainement froid se poser sur l’homme qui nous avait amenées là. Je l’ai dit tout à l’heure, Husson était son gendre, bien que je le considérais déjà à l’époque comme l’intrus abominable entré par effraction dans notre famille disloquée. Cet échalas aux gestes brusques et aux vêtements qu’on aurait pu qualifier d’élégants, si ce n’était son allure de parvenu (une veste en tweed sur une chemise de soie d’un vert passé aux boutons de manchette usurpés à mon regretté père, un pantalon de velours beige tombant droit sur des mocassins trop brillants), cet homme mince au nez pointu et au sourire torve et méprisant sous une fine moustache bien taillée, avait la tête à peine recouverte d’un friselis de cheveux teints en noir, et qui semblait pencher toujours du côté gauche. Ses yeux, petits et ronds, aux reflets glacés, donnaient à qui le regardait, , comme je l’ai dit plus haut, un sentiment d’humiliation qui se transformerait vite en haine. Sa voix de fausset aux accents ironiques m’avait, comme tout son être et dès le premier instant où j’appris que je devrais dorénavant lui partager ma mère, informée du danger qui me guettait à chaque occasion d’être en sa présence.
Ma pauvre Maman, comme je l’ai déjà raconté, se remettait à peine des tumultes récents que nous venions de traverser quand cet individu était entré dans sa vie. Je ne saurai jamais comment il était parvenu à charmer une si belle personne, « bien tournée » selon l’expression de l’époque, au doux visage de camée ancien, front haut et menton fin encadrant un sourire gêné qui naissait subrepticement si on lui faisait compliment de ses yeux en amande aux profonds iris noisette, de son teint de pêche ou de son nez délicat. De taille moyenne mais élancée, elle n’avait gardé traces de ses multiples grossesses qu’une poitrine généreuse et une démarche un brin alanguie. Ainsi, ce soir-là, quand elle entra à son tour dans la pièce enfumée, ma sœur fondit en larmes et se précipita dans ses jupes. Il me faut vous rappeler que Julia, elle aussi apparue comme un envahisseur dans les bras accueillants de celle que je croyais attentive à ma seule personne, passait ses journées à la suivre, dans un froufrou de robes et le claquement horripilant de ses petits talons vernis sur le parquet ou les dalles de la cour. Cherchant toujours à se faire câliner, cette blondinette au regard absent et au corps trop dodu pour être gracieux, cet être fait de chair rose, de mouvements lents et de paroles mièvres était un tourment pour mon âme affamée de tendresse maternelle et mes envies d’aventures intrépides.
on sent dans ces dernières lignes toute la difficulté de la narratrice à supporter la Julia, une sœur bien envahissante, ou bien plutôt une demi sœur, fruit du fameux parvenu Husson qui n’avait rien à faire dans cette boutique…
on te suit dans cette difficulté-là qui pourrait bien se transformer en haine, en férocité selon l’évolution des choses…
à te suivre…
Oui chère Françoise,
Je découvre en écrivant les ressorts de sentiments puissants autant que torturés chez ma narratrice, dont je ne connais qu’une partie de la vie tumultueuse…
J’ai hâte aussi d’en brosser le portrait et d’en raconter les errements…
tu es sur la route Gwenn, bon vent à toi ! en attente de la suite…
Merci Dominique,
Oui, je suis embarquée dans cette histoire, et ravie de vous avoir toutes et tous pour coéquipier-es !!
Tout prend forme
Oui Elvire c’est étrange cette malléabilité du récit, je suis subjuguée.
La matière est là et te voilà lancée dans sa sculpture. Merci, et belle suite.
Voilà, merci à toi Nolwenn de mettre en mots ce que je ressens : pétrir l’argile du récit et ciseler les personnages…
Ce n’est que le début !!
sacrés personnages bien campés et déjà plein de ferments pour le drame
merci Catherine, iels sont des démiurges en puissance !
Comme on sent déjà la tension monter dans l’air ! Et tous ces fils tendus entre les personnages. Superbe, Gwenn !
merci Helena,
ne pas briser les liens et remonter à la source de leur mystère, quelle belle aventure !