Je respire depuis dix jours à peine, c’est du tout neuf. Hier ou avant-hier on m’a ramenée à la maison dans un panier ou dans les bras sans rien m’expliquer et on m’a déposée dans un petit lit en fer, celui qui a déjà servi à ma sœur. Maintenant je suis couchée dans cette chambre, la plus petite des deux, celle avec le sol en béton brut dépourvu d’habillage – juste des chevrons réalisés avec un rouleau métallique à motifs passé avant le durcissement pour éviter de glisser. Je ne distingue pas les contours de la pièce, seulement des éléments flous, et j’entends les voix de ma mère, de ma tante venue pour aider, les petits cris de joie de ma sœur. J’ai envie de réclamer le biberon qui ne vient pas assez vite. En fait je trouve la réalité beaucoup moins paisible que les limbes tièdes originels – la naissance serait-elle rédemption ? Jambes contenues dans un lange, j’ai pleuré toute la nuit, tant gigoté que je m’en suis défaite. Le docteur a pensé que c’était à cause d’un mal au ventre. Il n’y est pas du tout, c’est de solitude que j’ai hurlé. À présent ma grande sœur veille sur moi comme un ange. Elle sourit, tend la main, défroisse ma brassière tricotée, voudrait me prendre contre elle, tout ce qui se cache et vibre dans son corps de fillette – qui ne grandit pas tout à fait comme les autres – la porte vers moi, bébé, petite sœur aux odeurs de lait et de miel, être minuscule et étrange avec qui elle pourrait se lier intimement si on lui en laissait le temps et la possibilité. Il y a dans l’espace de ses gestes comme une zone blanche qui préfigure l’affection, une possible aventure. Mais quelqu’un l’écarte du berceau tandis que de l’autre côté de l’Atlantique, l’avion expérimental américain Bell X-2 se crashe après avoir atteint la vitesse de 3370 km à l’heure avec Mel Apt à son bord. Le pilote a perdu le contrôle et vu sa mort venir. À cette époque-là, on croyait que les enfants étaient pareils à de petits animaux, qu’ils n’étaient pas finis, qu’ils ne pouvaient pas ressentir les situations. À cette époque-là, on ne parlait pas aux enfants – encore moins aux nourrissons.
27 septembre 1966, un mardi
Je viens d’avoir dix ans. Suis en train de pédaler sur une route de campagne pour rejoindre l’école – au moins trois kilomètres, sans doute un peu plus. Je dois pédaler fort parce qu’il y a du vent qui vient de la mer et je ne veux pas arriver en retard. Je ne sais pas grand-chose du monde en dehors du village et de l’école, je ne sais rien de la tempête Inez en train de ravager la Guadeloupe. Des rumeurs nous parviennent parfois par la radio et je regarde des films pour enfants chez les voisins, c’est à peu près tout. Je sais pourtant qu’il y a des guerres et des gens malheureux. Annick l’institutrice nous a expliqué que les américains envoyaient des troupes au Viêt Nam et bombardaient massivement le Nord. C’est un conflit très grave mais j’ignore où se trouve ce pays, même si je connais le mot continent et le mot Asie. Comme Annick me fait les gros yeux sitôt que je m’agite ou tarde à regagner ma place, je ne pose pas de questions. Enfin j’aimerais quand même savoir où ça se trouve exactement, le Viêt Nam. J’arrive toute essoufflée sous le préau de l’école, range mon vélo, entre dans la classe. Ne pas faire de bruit. Dire bonjour avec la tête, baisser les yeux, prendre l’ouvrage de couture (un canevas alphabet au point de croix) rangé dans le carton sur l’estrade et aller s’asseoir gentiment avec les autres filles qui tirent l’aiguille en attendant l’heure de la première leçon : la leçon d’orthographe. Rester à sa place d’élève. Ronger son frein, se taire, refouler la soif. Jimi performera ce soir à Londres au Scotch of St James club pour la première fois. Il dira : Je m’appelle Jimi Hendrix. On commence par Summertime Blues et on voit comment ça se passe ?
J’observe une photo de mon amoureux avant de la ranger dans mes archives – trop grande pour se glisser dans mon portefeuille, dommage. Elle date de 1968 ou quelque chose d’approchant. Autour de lui : décor de montagnes sans végétation, ciel dépouillé d’un bleu dur, hommes à cheval avec fusil en bandoulière. Il est si jeune. Il venait de débarquer pour la première fois en Afghanistan, pays splendide et sidérant. Aujourd’hui même, Kaboul est en train de tomber aux mains des talibans sans aucune résistance, imposant la charia.Ils viennent de l’annoncer au journal de midi.
27 septembre 2014, un samedi
C’est arrivé il y a douze jours. L’épisode pluvieux était exceptionnel (ça n’arriverait qu’une fois par siècle ce type d’événement) et tout est détruit autour de la maison. Pans de mur arrachés, traversiers emportés, espaces jonchés de pierres branches objets insolites venus de l’amont – fil de fer, bois tordus, tessons de vaisselle, bâches, piquets de clôture – déposés par le torrent insoumis. Dans le lit, morceaux de ponts et de passerelles traînés sur des dizaines de mètres puis abandonnés en travers. Au ciel s’élève une chaleur tendre, nuages en pleine expansion dans un bleu laiteux. Jean-Luc est venu de la ville. Contraint de se garer loin – seuls les pompiers et les agents de chantier sont autorisés à circuler dans la zone après la catastrophe –, il arrive en bottes de caoutchouc, poussant une brouette pleine de victuailles et d’outils pour lutter contre la boue. Le travail ne manque pas, la fatigue est intense. Les caves ont été vidées des objets qu’elles contenaient et tout est répandu au soleil, pitoyable. Quoi sauver. On casse la croûte sur la terrasse dans une ambiance de désastre, pain frais associé au jambon laissant dans ma bouche une saveur inoubliable. À l’autre bout de la planète, le mont Ontake entré brutalement en éruption porte la mort, ensevelissant des corps sous la cendre.
Je te lis, Françoise, je te lis et j’aime ce que je lis…
Oh merci douce Marlen… en fait je me suis réveillée très tard (je souffre d’un lumbago ces jours-ci…) et j’avais oublié que nous étions le 27 ! et je découvre l’avalanche des textes… et je découvre ton premier commentaire… merci fidèle amie en écriture(s)…
Cataclysmes humanisés par ce beau chemin de la narratrice ! Merci Françoise ! J’aime vraiment énormément le passage sur la grande sœur du bébé … « la zone blanche de l’espace de ses gestes « jamais lu quelque chose comme ça. Comme une zone où tout peut s’écrire , non ?
Oui Déneb, il y aurait un livre niché là justement… j’y travaille, je ne sais pas comment ni quand ça sortira, en tout cas je me dirige vers cette zone à l’instinct, inévitablement, depuis un petit moment.
Merci pour cet accompagnement….
(et je vous suis moi aussi depuis un petit moment !)
Cette zone blanche ouvre le coeur et donne envie d’écrire.
Vie et mort mêlées…
L’horreur des catastrophes, la douceur infinie de tout amour…
Vos derniers mots viennent apaiser les choses et mon corps éprouvé…
Merveilleuse « douceur infinie de l’amour » ! surtout ne pas l’oublier !
Magnifique tressage d’images intimes et d’événements.Tout au long du texte impression d’être embarquée, de participer, d’accompagner, de partager…
Merci pour ces mots que je découvre au hasard d’une déambulation à travers les textes… Oui, cette idée d’aller explorer la même date de septembre au cours des années entraînait de mêler inévitablement les infos intimes et l’histoire du monde. Et puis les catastrophes m’ont toujours marquée, voire traumatisée!!
Merci pour votre regard…
oui magnifique (avec un petit sourire en passant parce qu’en 56 : vraiment très précoce et décidée
j’ai bien noté votre petit signe… merci à vous Brigitte