Toujours la question du choix du pronom, avant tout éclair de langue, avant toute poussée de fiction. Si je choisis il, c’est pour me diluer dans le blanc de la page, pour qu’il ne reste personne, plus un bout de moi, plus une syllabe de mon nom qui n’en contient qu’une seule. Je tire un trait sur ces deux lettres, quitte mon corps et m’en vais ailleurs, vers quelqu’un d’autre. Encore faut-il le trouver.
Je pars à sa recherche, marche dans l’allée, contre le vent, passe devant le lac où trois ballons de foot flottent dans l’eau verte. À droite la vitrine des corps en sueur, iPod dans les oreilles, tous courent sur le tapis de course. Dehors, j’évite le regard des rares personnes croisées, mes yeux fixent les pavés gris-baleine. Je me concentre sur mes pas. Tout le monde est au travail à cette heure là. C’est calme, un calme scié, percé, martelé par les bruits des travaux à côté qui résonnent dans la tête comme les chantiers des romans abandonnés, où quelques personnages survivant errent seuls, orphelins de leur auteur….
Je découvre sa silhouette en écrivant ces lignes. Je ne l’ai pas remarqué tout de suite, ses habits blancs étant de la même couleur que le banc en marbre. À croire qu’il cherche à se camoufler. Ou bien il est banc, un banc d’où sort une tête, des jambes et deux bras qui tiennent un téléphone. C’est peut-être pour ça qu’il ne bouge pas. Il a peut-être toujours été planté là.
J’aime le regarder écrire. J’ai su qu’il écrivait à sa façon d’être absent tout en étant là, parmi nous. Je passe derrière lui pour tenter d’apercevoir la page qu’il noircit. Mais d’ici, je ne vois pas bien l’équation de mots qu’il essaie de résoudre, son écran est minuscule. Je peux deviner, vu la densité des paragraphes, qu’il doit s’agir de prose, un récit peut-être, le début d’un roman…
C’est le banc juste en bas de l’immeuble, celui où jamais personne ne s’assoit. Il est dos au courant d’air, à la lumière, le va-et-vient du voisinage devant lui, livreurs, femmes au foyer, enfants, grands-parents, chacun sa démarche, ses couleurs. Quelques chiens aussi, on les câline, on leur torche le cul, jamais vu des bêtes aussi tristement domestiquées. Lui cesse souvent d’écrire pour relever la tête sur leur passage, puis il replonge dans son écran, pour écrire à nouveau. Je suis certain qu’il n’écrit pas sur ce qui passe devant lui. Quand le regard se relève, ses yeux sont ailleurs, dans un autre monde, un paysage intérieur. Le réel n’est plus qu’une surface blanche.
Plus il écrit, plus le verre de café posé à côté de lui se remplit, les glaçons fondent dans l’oubli de boire, on dirait que le verre transpire, les gouttes qu’il libère forme peu à peu une petite flaque qui coule vers le livre qui l’accompagne, un livre de poésie, un Gallimard poche dont les pages finissent toujours par se détacher, j’en vois qui dépassent… J’ignore de quel auteur il s’agit. Il ne l’ouvrira pas une seule fois. Le livre semble avoir été pris pour rester fermé, comme la bouche d’un proche qui sait accompagner en silence.
Je me demande pourquoi il n’écrit pas chez lui. Peut-être pour ne pas être dérangé. Il a peut-être une famille, des enfants, et même s’il vit seul, on a parfois besoin d’écrire ailleurs pour être chez soi, besoin du monde, de son fracas pour se réfugier en lui. Il n’a peut être pas de table de travail, pas de bureau à disposition. Il n’a peut-être pas non plus de chez lui. À première vue pourtant, on dirait qu’il habite l’immeuble, mais il semble le seul qui n’a rien à faire ici, qui n´a aucune activité. C’est vrai, tout le monde est en mouvement autour, ça téléphone, ça scrolle, ça crie, ça traine les pieds, ça aboie, ça va quelque part… lui semble le seul immobile, avec aucune affaire, aucun but, si ce n’est celui d’être en lui, d’être à cette tâche inutile… D’ailleurs tous les passants le regardent furtivement avec curiosité. Et c’est vrai qu’il a l’air different. Ce n’est pas son visage, sa couleur de peau qui le singularise, mais l’étrangeté de sa présence qui continue d’écrire, presque compulsivement, par bouffée.
Une silhouette… plus qu’une silhouette… et beaucoup de mystère.
Et une écriture fluide à mon regard que j’ai pris plaisir à suivre. Donc à suivre… J’ai aimé :
« À droite la vitrine des corps en sueur »
« les glaçons fondent dans l’oubli de boire »
« Le livre semble avoir été pris pour rester fermé, comme la bouche d’un proche qui sait accompagner en silence. »