il y a la fertilité du chaos, je crois que c’est Kubrick qui en parle mais je ne retrouve plus en quels termes ni à quelle occasion, il paraît qu’Altman lui aussi en était convaincu, que le chaos fait naître, je ne suis pas sûre, je ne m’y connais pas assez en cinéma, ce n’est peut-être pas par hasard si des cinéastes apparaissent ici maintenant avec un long travelling, ou plutôt un parcours panoramique, cameraman les pieds plantés au sol, le torse pivotant et les épaules pour que l’image d’immeuble en arc-de-cercle déroule, tant d’étages, dix douze je ne sais plus, avec tous les paliers ouverts, balcons non séparés, il y a sûrement un terme d’architecte qui désigne ça, je ne sais pas, d’abord une entrée assez large depuis la rue, on passe dans la cour intérieure et puis tout de suite sur le flanc droit ou gauche on prend un escalier et ça débouche sur les balcons non séparés, il faut passer devant chaque porte d’appartement, on s’y oblige, dans cette sorte de couloir à l’air libre qui est entre deux zones, publique, privée, tout le monde peut y marcher mais c’est le balcon de quelqu’un, il y laisse ses chaises, ses étendoirs à linge, ses vélos, ses cageots, ça s’appelle Gentilly et quand on continue à suivre le couloir à l’air libre jusqu’à la bonne porte avec la crainte de frôler ou casser ce qui ne nous appartient pas, on tombe sur deux pièces derrière ce genre de rideau de pampilles qui sert à arrêter les mouches, et qui ailleurs peut faire sourire quand ça sent la lavande, mais qui ici est jaune, usé, poisseux de perles fêlées et de ficelles incomplètes, on est entré, une table carrée dans ce qui sert de pièce à vivre comme on dit, cuisine et salle de bain au même évier, une ouverture qui donne sur la seule chambre, les toilettes je ne sais plus, je suis à moitié accroupie les fesses calées sur le support en croix de la table, sous la table, je regarde le chien qui ne bouge pas, ce chien est allongé sur l’assise empaillée d’une des chaises, allongé les deux pattes calées sous la tête, il regarde le sol, je veux le caresser, je lui parle mais il ne bouge pas, il regarde le sol, il ne fait que regarder le sol, rien d’autre, l’homme dont je sais que c’était le père de mon père dit ‘c’est comme ça, les chiens qui regardent le sol sans arrêt c’est parce qu’ils vont mourir’, ma mère entend cette phrase et je sens qu’elle frissonne, le mot mort agit toujours sur elle comme un volet qui claque, un malheur, une répulsion-panique incalculable, alors je garde la tête bien droite, je ne la baisse pas, je ne regarde pas le sol, Orphée, statue de sable, le chien est une mythologie aux poils tristes, au nez chaud coincé dans sa légende, immémoriel, mais le chaos Kubrick, le chaos dit que les choses sont toujours plus complexes que le pan simple de la peur, sur l’autre versant de la mort c’est la vie, les pissenlits qui poussent aux arêtes des trottoirs, les coquillages pris dans les rainures du sable en Italie, les arabesque bleues de l’entrée de Dompierre assemblées en carrelage précis, sérieux, honnête, les amas de racines et de tiges, les silex lorsque dans les champs qui longent le canal d’Aire on cherchait des fossiles, c’est bien ambivalent le sol, ça sert à tout, à dire la vie, à dire la mort et les deux à la fois, pas seulement l’un ou l’autre mais les deux à la fois, ça sert à dire la sueur et le travail dans le parquet poncé pendant deux jours dans un village de l’Est, immémoriel aussi, on le voit dans les livres avec le tableau de Caillebotte, c’est ce qu’il raconte, le clair-obscur, la courbure des épaules, la sécheresse des rabots, nous sommes des artisans qui rabotons le monde, c’est la condamnation des dieux, comme qui se fait manger le foie chaque matin par l’aigle, un aigle noir, le noir ici aussi à quelque chose à dire, comme les tableaux, les architectes, les cinéastes, le noir aussi possède une autre face, on dit que les Romains n’en ont pas vraiment peur car ils le trouvent fécond, il désigne la terre, la grotte secrète, la grotte fertile, on peut très vite en arriver à penser que la mort est fertile mais je n’ose pas, c’est ce qu’on appelle je crois ‘conflit de loyauté’, ce qui explique qu’un enfant préfère suivre ses parents, faire comme eux et penser comme eux pour ne pas les trahir, par amour, alors quand je regarde le sol de près je sens que je passe outre Orphée, le chien, ma mère et la condamnation des dieux, cette multitude des sens n’est pas facile mais ça aide, je ne saurais pas dire comment, ça augmente le panoramique, l’amour infuse les images, voracement, discrètement, maladroitement, le sol se porte sur les épaules courbes, les phrases sèches, en passant d’un balcon à l’autre courir ramper sauter sont des réponses et nous allons
allons-y, oui
go go go je dis 🙂
si heureux que tu sois là ! ai pensé à votre maison-témoin en préparant cette séance…
merci ! et moi j’ai pensé aussi aux images mentales de l’autre atelier, ces moments qui restent (c’est fou ce qu’on porte tous en nous comme images brèves mais fortes)
Les mots et la personne qui porte ses mots allant au delà de naissance et mort pour être totalement à la vie.
et ce n’est pas triste en fait (c’est ça qui est dur, de faire en sorte que ça ne soit pas triste) (pas sûr que j’y arrive par contre), Merci 🙂
Toujours tellement élégante et profonde, votre écriture…
Merci beaucoup Catherine ! (pour l’élégance je ne sais pas, mais pour la profondeur, c’est la proposition qui fait ça (merci François), qui va creuser dans des choses lointaines qui paraissent oubliées, mais en fait non)
Oh Christine c’est terrible parce qu’on te lit et on est le chien, la mort, et puis celle qui se tient droite et puis on sent tous les contacts,
Mais comme sommes humains sommes capables d’y trouver plaisir et fierté à raboter
Merci Brigitte ! plaisir fierté de raboter (mais fierté dans le sens d' »orgueil à usage interne » d’Antoine Emaz, hein :-))
oui bien sûr, la vraie fierté, la colonne vertébrale des indispensables gens de peu
» le sol se porte sur les épaules courbes »: Oh tous les yeux baissés de l’enfance qui résonnent!
Merci Solange ! (et tout ce qui tourne autour du rabotons !
http://www.tierslivre.net/ateliers/rabotons/
c’est quelque chose qu’on a tous finalement)
nos enfances accroupies, qui résonnent, merci
« Les chiens qui regardent le sol sans arrêt c’est parce qu’ils vont mourir… » à travers le rideau de pampilles la tête baissée du chien, la courbure des épaules et la sécheresse des rabots