A la différence de la maison de Rose, sur les hauteurs de la colline, bâtie sur deux niveaux, spacieuse et claire, possédant tous les signes de la modernité que pouvait offrir la fin des années 1950, la ferme de ses parents ne bénéficiait pas de longues heures de soleil : elle avait été construite, avant la première guerre, au plus près de la route, au bas du vallon, là où si les chaleurs de l’été étaient agréables sous le tilleul, l’humidité, les froids et le vent ne rendaient pas la vie facile en hiver. La maison de Maurice et Marie, telle que mon souvenir la maintient depuis plus d’un demi-siècle, c’est avant tout un étroit et sombre couloir reliant la cuisine et les deux chambres à l’atelier et à la remise. La cuisine, unique pièce principale, n’avait ni réfrigérateur, ni gazinière : seule une grande cuisinière à bois servait à la cuisson et au chauffage. En permanence, quelle que soit l’heure, une cocotte en fonte noire souvent, une bouilloire toujours, avaient trouvé leur juste place au dessus des flammes grâce aux plaques circulaires de métal amovibles. Une odeur de cendres chaudes régnait dans cette pièce dont l’unique fenêtre ouvrait sur l’un des deux tilleuls de l’entrée de la ferme et permettait de voir qui venait ou qui simplement passait sur la route menant à la ville. De l’autre côté du couloir, deux chambres dont les volets étaient toujours clos quelle que soit la saison. La première, la plus grande, juste en face de la cuisine, était celle de Maurice et Marie, celle où il y avait le fusil à un coup, un Simplex, calibre 12, de Manufrance, au dessus de l’armoire de Maurice. Sur le haut de l’armoire de Marie comme sur la commode au marbre blanc et la coiffeuse, il y avait des plateaux de pommes, conservées là, soigneusement, à l’abri de la lumière, emplissant la chambre obscure d’un fort parfum acidulé. La seconde chambre, celle de la belle-sœur, Félicie, la veuve de Louis, le jeune frère de Marie, mort de la grippe dite « espagnole », avant la fin de la Grande Guerre, avait sans doute, elle aussi, une odeur de pommes. Sûrement. Mais je n’en sais rien : je ne suis jamais entré dans cette chambre. J’en ignore tout. La pièce existait bien, elle avait bien sa porte à gauche au fond du couloir, mais elle était une sorte de présence absente, d’existence discrète et fragile, d’être-là sans bruit, ni relief, à l’image en vérité de la vie de Félicie, trop jeune veuve, devenue au fil des années l’indispensable femme à tout faire de la maisonnée, sous l’autorité de Marie. Le fond du couloir, avec le carrelage, ne s’arrêtait pas contre un mur, mais face à un rocher à la droite duquel s’ouvrait un passage plus étroit, taillé dans la roche, qui conduisait à la remise. Avant ce court boyau qui obligeait à se courber, la fin du couloir servait aussi à la toilette : un point d’eau, un évier de pierre, un écoulement dans le sol cimenté. La « salle de bain » était rustique et bien loin des chiottes qui se réduisaient à un cabanon de bois noir, dans le champ, après le potager, à l’écart de la maison. Au début de l’étroit boyau, il y avait la réserve des bouteilles du vin que Maurice s’obstinait à faire avec sa vigne de Noah, cépage interdit depuis le milieu des années 30. Plus loin dans le passage, de vieilles caisses en bois d’origine militaire dont une à moitié pleine de munitions de calibre 9. Le boyau débouchait sur un atelier dont la porte et la fenêtre ouvraient sur l’entrée de la maison et l’un des murs comportait une lourde porte coulissante. La pièce était remplie d’outils, une brouette en bois, des lames de faux à broussailles, des serpes, des faucilles, quelques tonneaux aussi, des tenailles, des marteaux. Un établi, sous la fenêtre, supportait une collection de pots en verre et de boites de conserve empli(e)s de clous, de vis, de boulons, de petites pièces métalliques. Des odeurs, un peu humides, de métal rouillé. Une odeur de graisse épaisse aussi quand on se trouvait sous le rail soutenant la porte coulissante qui s’ouvrait de gauche vers la droite sur la vaste remise où pailles, foins et diverses nourritures pour les animaux attendaient les quotidiens passages de Marie. Là, d’un coup, une seule odeur, chaude. Puis une odeur autre, tout aussi enveloppante, un parfum dans le parfum, dont le corps s’amplifiait quand on approchait d’un long coffre de bois. Je ne renonçais jamais. Toujours, relevant avec difficultés le lourd couvercle, j’ouvrais le coffre au parfum dominant. Toujours, enivré, je plongeais mes mains dans le son gros de blé. Matins et soirs, Marie le préparait pour alimenter ses poules. Moi, seul dans la remise, enfant plongé dans les poussières et les moutures de céréales aux entêtantes effluves, j’ignorais alors que toute ma vie durant de grandes femmes rousses sèmeront le trouble. J’ignorais alors que leurs taches de rousseur, comme autant de pénétrants arômes, me saisiront souvent, du ventre au cœur.
Oh quel plaisir de lire cette « Odeur du son »! Tout me fait écho dans cette mise en perspective. Pour moi, c’est l’odeur de la Luzerne, celle de la Haute-Loire. Et où que j’aille, j’en reconnais l’odeur, même si son champ se trouve éloigné. Un grand merci pour cette lecture !