J’avais punaisé un petit papier sur le panneau d’affichage à l’entrée de l’université : étudiante française cherche étudiant(e) polonais(e) pour un échange linguistique. J’avais reçu plusieurs appels et j’avais déjà bu plusieurs litres de bière avec un séminariste, une collectionneuse de chatons, un amateur de tango et d’autres que j’ai oubliés. Nous parlions parfois en français, parfois en polonais. Notre maîtrise de la langue de l’autre était très limitée et les discussions ressemblaient à une banquise fragmentée. Nous dérapions sur des phrases obscures, nous rattrapant maladroitement à quelques blocs de mots que nous tentions de raccorder comme les pièces d’un puzzle incomplet. Peu à peu, les paroles de l’autre devenaient une mélodie sur laquelle glissaient nos pensées et nous rêvions ensemble des histoires parallèles.
Alors souvent me revenait le souvenir d’une soirée, dans un bar de la ville de mon enfance, avec une ancienne connaissance, un ami d’ami perdu de vue et rencontré par hasard dans la rue, quelques jours avant Noël. Nous étions tous deux de passage, venus passer les fêtes en famille. Il cherchait un cadeau de dernière minute et j’allais faire une course pour le repas du réveillon. Nous ne nous connaissions guère. Pourtant, peut-être par ennui, peut-être par nostalgie de l’époque joyeuse où nous nous croisions dans des fêtes improvisées au bord de la rivière, nous avions décidé d’aller boire un verre ensemble. Je parlais beaucoup, de mes projets, du monde comme il allait et n’allait pas, de livres, de musique. Je me trouvais assez drôle et spirituelle. Lui était plutôt silencieux. Lorsque j’avais fait une pause, l’invitant ainsi à rebondir ou m’encourager à poursuivre, il m’avait qu’il était désolé, mais qu’il ne m’écoutait plus depuis un moment. Il me regardait, suivait mes gestes, mes expressions et ça lui suffisait. Plus encore, ce que je disais ne l’intéressait pas tellement. D’ailleurs, il n’aimait pas beaucoup le bavardage. Ce n’était pas avec les mots qu’on échangeait vraiment. Vexée, je n’osais plus continuer. Il ne pouvait pas me forcer à parler, mais il trouvait dommage que je m’interrompisse. Il avait passé un très bon moment avec moi. Nous nous étions quittés peu de temps après, chacun rentrant dans sa famille. En Pologne, avec mes camarades d’échanges linguistiques, j’ai compris ce qu’il avait voulu dire et j’ai goûté à mon tour à ce plaisir des discussions au-delà des mots et du sens. Ces conversations dansées plus que parlées, dans lesquelles se tissent des fils pour récits funambules.
J’ai rencontré Kamil grâce à ma petite annonce punaisée dans le rez-de-chaussée de la faculté de philologie romane. Il avait vingt ans et n’avait déjà plus de cheveux. Les langues étaient sa passion. Il n’aimait pas tant les parler qu’en parler. Plus elles étaient difficiles, rares, isolées, plus ils les aimaient. Il m’avait raconté dans un français encore balbutiant mais chargé d’expressions très littéraires les origines obscures du basque et le cousinage mystérieux du finnois et du hongrois. Son père était linguiste : il recueillait des langues en voie de disparition et Kamil comptait bien suivre ses pas. Il m’ouvrait ainsi la porte d’une nouvelle dimension : jusque là, les langues étaient pour moi un continent stable, certes impossible à parcourir de part en part, mais contenu. Je découvrais alors qu’elles formaient un ensemble vivant, en perpétuelle évolution, avec ses drames et ses facéties, ses mariages et ses divorces, des naissances, des morts, des rapts, des résurrections.
C’est en polonais qu’il m’avait fait le récit d’un voyage d’étude qu’ils avaient réalisé ensemble, son père et lui, dans une région reculée de Russie, au milieu d’une forêt interminable. Là avait vécu une communauté dont les membres évoluaient en quasi autarcie, certains n’ayant jamais connu d’autre paysage que celui des arbres et des sols cultivés en abattis-brûlis. Ils avaient leur propre langue et une cinquantaine de mots différents que l’on traduirait par un seul, en polonais ou en français : « bois ». Selon sa texture, sa couleur, ses usages, le bois se déclinait. On ne pouvait pas parler de sous-catégories, non. C’étaient des entités différentes, autant que le sont pour nous un réfrigérateur et un canapé. Je l’écoutais saisie du même vertige que lorsqu’un autre ami avait essayé de m’initier à la physique quantique : je sentais tout à la fois les limites et les possibles de mon esprit. Je le sentais physiquement, sous ma boîte crânienne, chercher à s’expandre sans trouver la matière pour construire les nouveaux chemins nécessaires.
Puis Kamil était revenu à son voyage et à son but : recueillir le plus de données possible sur cette langue qui était sur le point de disparaître puisqu’il n’en restait plus qu’une locutrice, une vieille femme, elle-même en fin de vie. Il m’a raconté les nuits dans la forêt, les promenades avec elle, pour comprendre précisément ce que désignait chacun des mots qui n’existaient que dans sa langue. Elle devait s’asseoir, souvent, pour reprendre son souffle. Un matin, elle ne s’était plus levée. Ils étaient encore restés quelques jours, pour s’occuper d’elle et d’abord encore dans l’espoir de collecter quelques données. Je percevais l’urgence dans les phrases de Kamil. Il était question d’un médecin, d’un fils retrouvé, d’une fenêtre qui ne fermait plus. La langue avait disparu et la femme seule comptait alors, réelle et silencieuse comme un arbre. Irremplaçable. Déjà Kamil sortait une cigarette de son paquet et je savais que l’histoire allait se terminer et, avec elle, la vie de celle qui quelques minutes plus tôt n’était qu’une locutrice et était devenue peu à peu une silhouette, puis un être unique avec sa façon à elle de s’asseoir sur une souche, conservant l’équilibre dans la descente grâce à son bâton taillé dans le bois, avant de lisser sa robe sur ses genoux, le regard trouble porté sur de jeunes pousses de bouleau. Elle avait une odeur aussi. Je comprenais de moins en moins bien les paroles de Kamil. Je ne savais pas si la tristesse que je percevais dans sa voix était la mienne ou la sienne. Ou si c’était la tristesse slave de la langue polonaise. J’étais assise dans la chambre de la maison en bois, au milieu de la forêt. La vieille femme respirait encore. Je l’ai vue s’éteindre doucement, en même temps que peu à peu se confondaient à jamais les différents types de bois.
Index des autres histoires que j’ai entendues, ou cru entendre et de celles que j’entendrai peut-être ou que j’inventerai s’il le faut :
– l’histoire de la collectionneuse de cadenas
– l’histoire de la tapisserie de la révolution
– l’histoire de l’incendie imaginaire
– l’histoire du chausson et du wagon de train
– l’histoire de la prédiction envolée
– l’histoire du Paris-Dakar en Vespa
– l’histoire du petit chien Brydki
– l’histoire du Karakoram
– l’histoire rêvée
– l’histoire de la rose et du changement d’heure
bravo pour l’enchainement des histoires
ne vous reste plus qu’à écrire les autres 🙂
Merci! Je voulais lire ce que vous aviez écrit pour cette proposition et la dernière, mais je ne trouve pas vos textes. Vous pouvez me donner les titres?