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#voyages #07 | à la hauteur de son enfance
Été très violent seule nuance apportée au tableau. Les rails crissent. Les rats couinent. Peut-être que c’est l’inverse. Saveur des nuées et fumée d’une cigarette – pas la sienne. Se réveiller dans la gare voir des lycéennes aux chaussettes trempées et boue séchée qui s’y mêle. La gare c’était juste ce bout de quai ce pont métallique rouillé qui menaçait constamment de s’effondrer. La gare capitale est loin ici. Ici c’est image primaire qui s’incruste vite à l’œil retour aux bonhommes bâtons, les tags sur les briques ne sont que des noms bateaux. L’humidité sur le revers de la veste. Vouloir l’éponger. Marche pas. Chaque mot vient d’une langue étrangère, les sens embrumés, se faire l’étrangeté pour les gens qui passent. Le corps gelé, comme les pigeons de la ville. La ville est loin. Ici zone intermédiaire fin du voyage il faut encore se taper le pèlerinage du quai. Démarche titubante du corps. Se lécher les cils on en reviendrait à la ville amorcer un retour est déjà chose impossible. L’alcool orne son atmosphère, haleine de fauve. Il est tôt. Trop tôt, même pour les machines. Le distributeur refuse de cracher des chips au vinaigre. Gratter du bout du pied les chewing-gum délavés. Même le rognon de pierre contre la botte devient appétissant. Veste peau humide contre dos clavicules nuque tout claque des dents. L’humidité prend les narines l’odeur de la pluie lave les quais et le reste. Sensible comme une grosse fleur mouillée ne connait pas le nom des fleurs donc seulement grosse fleur. Yeux délavés se laver les yeux de ce train qui passe. Le prochain sera le sien. Personne ne descend, tout le monde fout le camp. Sa peau change de parfum. Chaque dimanche quand les citadins vont prendre rôti et thé chez les beaux-parents, leurs récits s’amorcent de cette façon. Dire non aux manières. Choisir son épopée. Après la cuite du samedi, s’engouffre dans le premier train, connaît toutes les banlieues, tous ces quais qui finissent par se ressembler. S’octroie ce luxe de voyager sans rien d’autre qu’un peu d’herbe dans les poches et ce qui s’emporte de la nuit. Son unique billet. Son pèlerinage s’effectue sur le quai d’ici, de là-bas, parfois, approcher tout près du sublime sans le savoir. Incertitude, doute. Et l’humidité, évidemment. Mouvement, jamais statique. C’est ce petit voyage qui lui permet de rester à la hauteur de son enfance.
#voyages #06 | broderie
broderie de textes réalisée en écoutant/lisant Kae Tempest
à London, une pension au cœur d’un parc concentré source de possibles
moi je me suis écroulé contre le mur les visages peints étaient impressionnants de tristesse, il n’y avait plus que les écureuils et quelques bouteilles de bière chaude serrées dans des mains invisibles et je regardais, et je vous voyais, je vous imaginais peut-être, mais je savais, je savais que derrière ces fenêtres, ces rideaux tirés à la hâte vous étiez là, toutes proches, l’une hésitant sur la paire de chaussettes à préparer pour le lendemain, l’autre en se détaillant sans tendresse dans le miroir, des gestes sans ampleur qui ne révélaient pas ce à quoi vous pensiez, ne disant rien de vos vies intérieures, du fait que vous êtes aussi reines, chevalier, sorcière, et d’autres êtres
les fragments japonais sont les morceaux d’un puzzle qu’il faudra bien reconstruire, et les écureuils, et les paons, et le reste, les chiens et le tout petit, et comment s’appelait ce parc, était-ce un parc, c’était un peu tout, peut-être y a t-il eu tromperie, peut-être jamais les pieds n’ont-ils effleurés les chemins de terre, ou était-ce une route, la pluie l’avait amollie, l’éclat rouge d’un bus qui vient percer la nuit, non, d’abord, pendant qu’il fait encore jour, il y aurait des enfants, les enfants auront toujours besoin d’un mur, d’une pente, de quoi projeter leur balle, les robes trop tranquilles, la poussière soulevée, des écureuils, des enfants endormis dans les poussettes tout dépendra de l’heure, la lumière, savoir qu’on y a été n’enlève en rien l’excitation de la route, aucune idée de comment s’y rendre, sans nom, sans rien d’autres que des images flous, des impressions qui effritent les certitudes
c’est que je croyais y vivre, de toutes mes forces, je m’y étais projetée, j’avais réinventer mon enfance, et les sorties y prenaient une grande part, j’imaginais une nourrice, robe et tablier, cheveux relevés, tout le bazar, j’imaginais ça, parfaitement, je sais aujourd’hui le côté absurde de la chose, j’ai dû faire trois ou quatre sorties avec une tante, une ribambelle de cousins qui criaient, j’ai dû m’enfermer dans mon joli mensonge, et je sais pertinemment – mon cœur se gonfle – qu’une simple recherche et je retrouverai le nom du fantasme
Des enfants glissent sur des paquets d’algues. Le train se rapproche. Ce sont des adolescentes aux pieds verts et brillants. Le train leur est parfaitement invisible. Elles sont mouvements, des tâches d’encre qui fusent dans l’eau.
C’était le jeu préféré de la bande. Notre jeu absolu. C’était Elle qui avait trouvé l’idée, naturellement. Elle trouvait toujours toutes les idées qui nous semblaient incongrues. Contrairement à la majorité des gens, elle croyait au langage plus que tout. Elle avait pour habitude de le transformer. Un jeu de plus. Elle disait des choses incroyables, elle nous proposait de partager le soleil, et elle le faisait, d’abord nous nous précipitions contre elle elle poussait ses mains vers le ciel, avec toute sa force, toute son énergie, elle écartait les doigts délicatement, avec une lenteur qui me fascinait, on avait l’impression qu’elle n’en n’avait jamais fini, et les pâles rayons du soleil se pliaient à l’exercice, ils filaient entre ses doigts et nous, aveuglées par intermittence, nous étions complètement scotchées, parce qu’elle avait réussie, elle avait tenue parole. Le jeu des algues, ce n’était pas pour les froussardes. On s’amusait presque à compter les chevilles foulées. La puissance de nos pieds entre l’eau et le feu, prise de vitesse, souffles entrecoupées, les silhouettes déséquilibrées, rythme, brise, vitesse, vitesse encore, voler.
(la suite arrive)
#voyages #04 | Nous attendons les regardés
Nous attendons le bus
Nous attendons le bus. Ici. Quelle étrange fatigue nous assaille, la fatigue des jambes qui jusqu’ici étaient heureuses, les voilà qui tremblent, et les genoux froids craquent – bruit de biscottes – lorsque l’on trouve un bout de mur pour reposer l’ensemble. Nous nous étonnons de la chaleur. Nous savons où nous allons, nous ne savons pas comment nous y rendre. Notre itinéraire est tracé en nous, incertain, pourtant, nous avons tout, les noms, les chiffres, un peu de temps, de vagues images. Le sens pratique nous manque. Nous nous corrigeons de nous-mêmes, nous employons ce terme qui nous va si peu, nous pensons que le réel est bien compliqué, nous nous arrangeons avec lui. Nous ne faisons pas une pause, c’est le voyage qui réclame un temps. Une famille non loin de nous ; nous envisageons des liens de parenté, nous les interrogeons, car leur langue est celle qui nous mènera sans doute plus loin, non, nous parlons décidément une langue autre, nous ne nous faisons pas comprendre. La petite gare est animée, puis silencieuse, nous nous attendions à cela, tout de suite nous y croyons, à ce calme, il nous permet de mieux comprendre. Nous attendons. Un bus, sûrement. Nous sommes là sans y être. Nous regardons la traversée des rares passants. Nous avons hésité, nous ne nous souvenons plus très bien. Nous sommes fatiguées, nos ventres gonflés de ces sandwichs avalés comme s’ils étaient bons. Nous finissons par avoir une complice, dame âgée, presque immobile, nous n’osons presque pas la regarder, nos peurs d’enfant qui ressurgissent. Notre timidité d’adulte à lui parler, et pourtant nous finissons par le faire, nous en avons assez de notre langue, de ce que nous nous disons, nous nous connaissons déjà trop, et peut-être pas tant que cela, nous sommes au début du voyage et nous avons peut-être peur de ce qui nous attend, encore pleines d’excitation, nous sommes aussi remplies de questions. Et nous écoutons cette dame nous parler, nous la comprenons, même si sa langue est parfois plus dure que nous l’avions cru, nous l’écoutons comme un livre, et nous ne voyons pas les mots. Bribes. Crainte du bus qui devrait être là. Commentaires insignifiants. Autrefois. Autrefois, des fermes de cygnes. Nous ne la regardons plus. Nous nous concentrons son ombre. Ce n’est pas vraiment une femme, ce sont plusieurs vies en une seule qui composent l’ombre que nous nous permettons de regarder. Mais tout a changé. Les phrases nous traversent. Elles nous donnent l’illusion d’un mouvement quand vraiment, tout est arrêté.
Les regardés
Il s’est arrêté au moment où il a senti ses genoux faibles, dans une ville à laquelle il n’avait pas pris la peine de demander le nom. Apparition bizarre, sa barbe d’ogre et ses cheveux blondis par le pollen. Ce qui le fragmente, doucement, ce qui le rend puzzle, incertain, prêt à voler en éclats un peu partout, c’était tout ce qui se déplie autour de lui. Aussi s’est-il arrêté. Sous le lampadaire éteint depuis plusieurs heures, il s’étonne. Il ne sait toujours pas imaginer l’âge des gens qui passent. Chaque corps a sa lumière. Il mange son haddock, trop salé, trop gras, il ne fait pas attention. Il cherche à regarder la lumière. Il n’en n’est pas ému. Il s’étonne. De ces gens qui semblent avoir pris l’habitude de manger dehors. Il fait pourtant froid. Les visages commencent à apparaitre. Une journée entière pour les regarder, il en serait bien capable. Il s’étonne. De la façon dont les gens se déplacent. De ces allures de fourmis. De celles qui sont blessées, ce que cela change, d’avoir un membre invalide, pour se déplacer. Ce que les gens font de leurs mains lui donnent envie de bouger. Pas de suite. Il s’étonne, car il regarde les visages maintenant. Il s’étonne. De ce visage dont on ne sait rien, sinon qu’il est en sueur, ou bien qu’il pleure. De cet air gothique que révèle le vendeur de journaux. Entouré de couleurs, de mots grossiers, de photos floues et de titres affolants, il tient dans sa minuscule cabine, sa peau noire, ses yeux cernés, son khôl, ses bagues argents, ses joues creusées. Il force un sourire qui révèle une quasi-absence de dentition, mais dans le peu qu’il lui reste, il enlève un bout de quelque chose. Haut le cœur. De cet homme qui mange, qui engloutit, sans que personne ne le regarde, lui-même ne fait pas attention à son fish & chips gras et sûrement trop salé, le vert presque fluo de la purée de pois qui donne à sa bouche un éclat surnaturel. Visage mal assuré, si peu conscient de lui-même. C’est l’heure de la sortie des classes pour le déjeuner, il fait beau ici – tout est relatif – pâle soleil, suffisant pour lancer le défilé des uniformes bleus, gris, bruns, passent sept enfants, leurs voix suraiguës les maintient dans la première partie de leur vie, celle qui tend à se fendiller, à se gonfler, à souffler des formes dans les pantalons et les chemises. Une personne les yeux rivés sur le sol. Autour de son cou un collier d’ambre qui irrite, objet en décalé, jamais encore ne l’avoir observé sur cou d’adulte, gratter la peau, l’ambre, tout mêlé, c’est la matière qui s’agace. Quatre filles hilares. Leurs bouches brillent, elles sont sucrées du jus de fruits volé dans l’épicerie, quelques rues plus loin, devant laquelle il est passé, c’était déjà il y a longtemps, la lumière, pourtant, n’a pas changé. Un couple, l’une habillée avec un costume d’homme, d’épais cheveux tombant sur sa poitrine, sur son absence de poitrine, l’autre, nymphe flottant dans une robe trop claire. Un visage de très près, l’occasion de voir des tâches de fraicheur sur les joues, des ridules joyeuses, la bouche qui parle d’un air important, je dois te le dire avant qu’il ne soit trop tard. Une fille se maquille dans un miroir au cadre formé par de petits coquillages. Une autre peigne son roux hors du sommeil, il voit les mauvais rêves qui s’estompent dans l’air. Un homme s’avance courbé. Visage gonflé, yeux étirés. L’allure de cerf. Il porte des mules Une cicatrice en forme d’étoile, ou bien c’est une bague, sur son pouce sale. Cette femme sans âge, aux yeux fanées, qui convoque en silence le vent. Une impulsion tragique, une jeune fille traverse au mauvais moment, mais son amie la retient, d’une poigne de fer elle l’a saisi par le coude, la ramène contre elle, le choc leur fait perdre l’équilibre, elles s’engueulent, ce n’est peut-être pas une amie, pour hurler comme ça il faut être au moins sœurs, et elles ont ce même regard bleu clair, déchirant, l’une est belle, pleine, la lune, elle est celle qui a ravi l’autre, qui n’est autre que sa face cachée. Il s’étonne, celui qui a pris la fuite, qui s’est octroyé une halte longue de quatre minutes, il est comme la majorité de celleux qu’il regarde, dans cette incapacité terrible à concevoir la diversité, elle lui éclabousse à la figure, elle l’aveugle, et il se lève, sot, les yeux larmoyants, de son visage plein dissimulant une âme vide. L’enfant range la glace qu’il a volé dans le sac de sa sœur, il voudrait presque aller s’excuser, étreindre cet homme qui s’en va, dérangé par le reflet qu’il projetait dans sa figure. Il se souvient de ce regard cerné de rouge, et c’est ce qui l’arrête, sa mémoire est remplie de l’ange déchu qui le regarde avec colère.
#voyages #03 | rester là
rester là
De toute façon, personne ne viendra vérifier. Alors on peut bien dire ce qu’on veut. N’être retenue que par cette certitude : là, ici, tout de suite, rien d’autre n’est possible. L’itinéraire est à inventer au gré des récits. Un deuil entache la traversée. Il n’y a rien à retenir et pourtant nous voudrions demeurer ici. Se plaindre de la marche rapide du temps. Se mesurer à des forces puissantes. Un fleuve qui déborde. Les gens se pressent. Plutôt gelés. Ne pas avoir de noyau dur ; se laisser dissoudre dans un pays sans âge. Une ville qui n’est faite que de visages. Tout ce qu’il est possible d’attraper, des mots, des visages. Un ciel sans les produits d’origine pour le laver. Le vent d’ici ne prend pas part. Quoi d’autre ? Parfois un peu de vaisselle, trois-quatre fleurs, un détail croustillant dont la miette finira par faire saigner les gencives. Lassitude des détails que l’on attrape au hasard. Une poignée de mains reflétant une personnalité. Un œil torve. Ne te parle pas de l’allée sablée sur laquelle traversent des escargots. Pas de cette paresse-là. De l’esprit, la poussière patine. Une énigme irrésolue. N’ai pas temps de dire la vérité. Ici l’on est vite seul·e. L’esprit tranquille. Me souviens à peine du lit de camp, des collections hétéroclites. C’était déjà l’intérieur. Et avant ça ? L’intérieur et l’extérieur tout confondu. Toutes ces histoires de l’enfance reviennent en chroniques dans la presse à sandale. Les photos s’accumulent. Je ne sais plus qui vole, qui creuse la terre. Des mûres sauvages pour soigner les lèvres. Ne pas pouvoir, désolé, ne vraiment pas pouvoir. Ici, les personnes murissent tard. Il va falloir rester. N’ai pas encore intériorisé son beau visage. D’assez mauvaise humeur. Intranquille. Rester là.
Miroirs dans le miroir
Les entendre, miroirs dans le miroir, sauter, un peu se rompre, un peu se suspendre, en tout cas une certaine rigidité dans le mouvement, elles semblent l’attendre, ces filles aux yeux bruns, robes bleues, elles amorcent un rituel. Peut-être que toutes les filles, rares ici, viennent les voir pour leur rappeler la couleur. N’a pas encore fini sa chute l’autre-là ? On en finira jamais, impossible d’entendre la voix mécanique qui fait les annonces, on ne partira jamais. L’autre : que compte-t-il traverser, le vide ? Il n’y a rien, vraiment, rien à faire. Il confond les voix, se dessine sur son corps l’ombre du panoptique, rien, vraiment rien ne pourra l’enlever, plus d’échappatoire, à peine ces fragments récupérés ici et là, que l’on colle avec quoi, rien, rouille, salive, pisse, sperme, il n’y presque plus rien sur ses joues, rien d’autre que la crasse, un peu de sel qui s’évapore, y tracer des lignes, des lignes que l’on voudrait ne jamais avoir à briser, des lignes de mémoire, ne jamais pouvoir s’échapper, et pourtant, dans les lignes de sel et dans les cauchemars en toile d’araignées il y a quelques clous à récupérer, à glisser-cacher entre ses dents, des clous sur lesquels ils faut enfoncer les pieds pour mieux sentir les vibrations magnétiques qui ramènent là, cet ailleurs-ici qu’il ne sait plus nommer.
Chacun sa guerre, le frangin. Et sur cette parole, il perd la mémoire. Il erre dans les rues de L., il fait l’école buissonnière et s’obstine à enfoncer son front dans un mur de briques rouges ; à chercher un combat de béliers urbain, il finit par se faire la trace des pieux, joyau détaché de sa couronne. Dans la petite cour, il rumine, dans la petite cour, ce ne peut pas être le début d’une grande histoire. Pourtant il veut rester, les gens d’ici sont des possibilités qui le séduisent, des ombres, des morceaux qui passent, dont il peut se saisir pour relâcher ensuite, des hommes rient, et ce rire rassemble, réchauffe. Puis touché aussi de ce beau visage aux long traits pas vraiment réguliers. Sensible aux lunettes qui se fondent en écran double, passent des films dans les verres, les rues deviennent décors, une pointe de vert d’où surgit l’inquiétude, rien, vraiment rien, ne le presse et tout le pousse à la folie. La tête relevée, les narines poudrées, les yeux qui voudraient s’échapper de leurs globes, rouler, rouler loin du bitume qui fait des vagues, rejoindre la croix blanche parmi les herbes, rejoindre la vallée, dans la région du D., non loin du fleuve, il veut se rappeler, il tombe, sa chute fait des bruits de miroirs dans le miroir.
#voyages #02 | arrivées en trains
arrivée par à-coups
A choisir la mer, sans baromètre, sans rien prévoir, s’infliger l’épais brouillard qui ne se disperse que par à-coup, ne rien voir, s’ennuyer de ce voyage incertain, qui ne se voit pas, qui ne passe pas. Personne n’a rien dit. On expédie les gens prendre des bains d’eau salée, charge à eux de prévoir la météo. Le trajet, c’est la guide. Volubile, démarche vive, jambes arquées. Lorsqu’elle ne parle pas, l’oreille finit par s’en émouvoir. Le nez collé à la vitre. Une passivité qui donne de l’angoisse. La ville apparaitra par à-coup, elle aussi. Des carrés, des rectangles, des cercles, des triangles. Le wagon est une pièce à géométrie variable. Des formes créent l’idée d’une campagne, d’une banlieue, d’une ville. Hésitation sur le nom. Ne pas se tromper. Se raccrocher à tout. Aux odeurs surtout. Déjà ne plus rien sentir. Aux gens. Sont des ombres. Déjà ils ont finit leur voyage, c’est ça, quand on sait où l’on va. Ne pas être sur le même plan. Des lumières artificielles qui brouillent la temporalité. A cet arrêt, des gens montent. Ils rient. La ville est proche. Ou pas du tout. Leur bonheur est évident, en être exclu. Ne pas savoir. Ne pas se reconnaître. Sont heureux. Des chaussettes dans leurs sandales. C’est une famille, sans doute. La confusion d’une voix qui fait les annonces. Ils se cachent tous la bouche pour rire. Lire le plan, tenter de deviner quel était l’arrêt, déjà le train va si vite que les panneaux sont illisibles. Un vent plus doux a chassé le flou. La plage apparaît. Une plage de terre cuite. Personne ne l’a fait tourner entre ses doigts. Des enfants glissent sur des paquets d’algues. Le train se rapproche. Ce sont des adolescentes aux pieds verts et brillants. Le train leur est parfaitement invisible. Elles sont mouvements, des tâches d’encre qui fusent dans l’eau. Bruit métallique. La guide sort un napperon et un thermos. L’heure du thé remet les pendules à l’heure. Les détails de la mer et de la terre déposés le napperon. Y passer les doigts, l’ongle s’y accroche, et tout un coup, s’émouvoir, vouloir ne jamais quitter le wagon, tout est possible, encore, à cette heure, la lumière pointe et vient rendre réelle la ville, effroi certain de ce qui arrive. La porte ouverte. L’odeur est humide. Graillon. Charbon. La moiteur d’une peau mêlée au parfum d’un oncle disparu. Un à-coup que l’on ne pouvait pas voir venir. Frissonner.
arrivée lasse
Une petite aventure en soit, que de prendre ce train déjà tant fois pris, de savoir, pourtant, qu’on doublera, triplera, et ainsi de suite, chaque fois faire un grand pas à mesure que l’on monte dans le train, ne pas manquer la marche, chercher un siège pas trop sale, s’y faire un nid de son manteau, déjà les stations se succèdent, mélopée d’une langue qui paraît étrangère, les avoir lu, ces noms de stations, sans savoir à quoi elles faisaient référence, tout est doux, sentir lassitude, réaliser, au fur et à mesure que les panneaux du réels se dressent de part et d’autres des vitres du wagon, que ces arrêts ne resteront que des arrêts, des quais anonymes, ou presque, des lettres blanches qui perdent lentement leur sens, au premier arrêt une fille laide avec un manteau rouge cerise, mais elle n’était peut-être pas laide, sans doute le visage se brouille-t-il avec l’éclat d’un distributeur, au deuxième quai une foule pressante, tant de possibilités de correspondances, l’impossibilité de se figer à un visage, ne percevoir rien que des toits tous pareils, gris, en pente, humides – évidemment – et il n’y a rien, dans les stations suivantes, rien qui ne fait accroche, le regard se blase, le réel n’est maintenu que par ces grands panneaux qui indiquent les stations, tout finir par se brouiller, toujours, tiens, un jour, il s’agira de descendre ici, de prendre ce train vapeur d’un autre temps, son odeur qui fait croire que nous n’avons plus d’âge, d’aller jusqu’au port et de prendre le ferry, de là, longer les côtes qui deviendront inquiétantes d’une familiarité à peine reconnue, parmi les arbres, chercher, chercher, on finira bien par trouver une silhouette, blanche, hésitante, qui pointera parmi les cimes, mais non, le train, il s’agit toujours du train, de ce qui remue en dedans et en dehors, les fantasmes ont inventé un futur que quelqu’un·e finirai par choisir, en attendant, les feuilles qui tombent sculptent une histoire, une mort est apprise, ravalée, fermer les yeux pour ne pas couler, sentir, ensemble montent sur une colline où les herbes sont de hautes salicornes, sa main presse la sienne, elle tire, accélération d’un coup être au sommet il faut être rapide pour ne pas se faire engloutir, terrain accidenté, inondations fréquentes, le choc de la tempe contre la vitre du train, lunettes de travers, l’arrivée lasse est violentée, la promise est floutée, il faut maintenant descendre.
#voyages #01 | nuits avant l’Albion
Helen Frankenthaler, The Clearing (1991)
voir s’effondrer le réel
s’écrouler sans comprendre, une journée gâchée à se ronger les sangs, une récolte de fraises perdue, il est temps de se recueillir, chaque nuit se répète la même chanson, imaginer qu’elle puisse s’interrompre, se rompre, dans le bleu qui perce à travers les fenêtres, demain, mais demain c’est déjà la nuit, ce sera toujours un peu de cette nuit où vit le jour de demain, ce n’est pas parce que volets clos que la pensée ne peut en sortir, la clarté d’une carrière de craie devenue rose, c’est ce chemin pour l’exposition annuelle de fleurs, ticket dans la poche du pyjama, uniforme confortable pour le grand voyage, elle tourne et tourne sur elle-même, des heures sans s’arrêter, il faudrait faire surgir la mémoire, une petite idée, pour un voyage inoubliable, presser et compresser les murs, les rues, faire jaillir un peu de ciel, faire tomber, retomber, malaxer avec ferveur, retrouver ou inventer cette place lumineuse, découpée en rayons par les cafés, gâteau partagé en parts égales, la place de ce parc de la capitale, rien n’a changé, sans doute, peut-être la végétation a muri trop vite, rien n’a changé, sans doute, depuis la carte envoyée était-ce photo dessin rien n’est moins sûr, seule l’idée que rien n’a changé, les fragments japonais sont les morceaux d’un puzzle qu’il faudra bien reconstruire, et les écureuils, et les paons, et le reste, les chiens et le tout petit, et comment s’appelait ce parc, était-ce un parc, c’était un peu tout, peut-être y a t-il eu tromperie, peut-être jamais les pieds n’ont-ils effleurés les chemins de terre, ou était-ce une route, la pluie l’avait amollie, l’éclat rouge d’un bus qui vient percer la nuit, non, d’abord, pendant qu’il fait encore jour, il y aurait des enfants, les enfants auront toujours besoin d’un mur, d’une pente, de quoi projeter leur balle, les robes trop tranquilles, la poussière soulevée, des écureuils, des enfants endormis dans les poussettes tout dépendra de l’heure, la lumière, savoir qu’on y a été n’enlève en rien l’excitation de la route, aucune idée de comment s’y rendre, sans nom, sans rien d’autres que des images flous, des impressions qui effritent les certitudes, l’herbe sera passée, c’est le grand malheur du temps, l’herbe sera couleur de foin, pas de bouillie de marrons, tout sera sec, sans doute, mais justement, il ne reste que les doutes, pointe la faible lumière pareil à un souvenir fort ou rêve que l’on ne peut oser dire au risque de voir s’effondrer le réel
goût du voyage
pareil à ce que je nommais il y a un instant, ce n’est pas rien, et encore, ce pont comme un temple sur l’eau, ce qui nous a attiré dans ce coin reculé, image qui me traverse, d’autres viendront, me voilà couché, joue appuyée contre le poignet, j’aime le sentir craquer, dans ce fourmillement elles se rappellent à mon souvenir, qu’est-ce qu’elles racontaient je ne vois que leurs lèvres qui s’ouvrent et se referment, à peine de quoi entrer, elles murmuraient quelque chose, prose mièvre teintée de l’accent de là-bas, j’entends encore, j’y repense, en voilà de belles sornettes, des histoires que l’on se raconte pour s’endormir, je m’en passe, c’est là-bas que j’irai, non loin de cette folie abandonnée à la nature du nord, qui a quelque chose d’un autel, d’un royaume perdu, où quiconque ramasse des brindilles et les tresse en couronne sur son crâne devient royal sujet, j’ai pris mon cachet pour le mal de cœur seul caprice on ne sait jamais de quoi sont fait les vaisseaux qui nous transportent et nous chahutent, même de là où je pars rien n’est moins sûr, le nid est confusions ne se retrouver que dans les confusions rien d’autre ne peut être et les irruptions ont toujours été, le temps n’a pas de prise, le souvenir est vif, mes lectures dans les ruines d’un manoir où mon père m’emmenait, il me disait que c’était un manoir, je l’ai cru, j’ai fait croire à d’autres, je pourrai retrouver sans encombres, entre les herbes devenus des murs, le chemin de ces ruines-là, déjà je pense à la croix des chemins sur les vallées qu’il me reste à avaler, le drapeau est dans ma rétine, il parcours mon système nerveux en en dépassant les limites, il n’existe pas de limites, il y a ces vallées que je connais car elles sont toutes semblables, rien ne m’intéresse dans le baptême des autres à leur sujet, les vallées seront, comme toute chose que je vois ou que je traverse, miennes, une île avec des arbres comme des colonnes soutenant la voute d’un palais invisible dans la nuit je me révèle ailé je n’ai aucune crainte je n’en ai jamais la nuit me permet d’anticiper le jour, c’est que la trajectoire n’est jamais calculée tout est papillonnage, les horaires se plient à ma volonté, les heures ne me sont rien, des secondes que j’apprivoise, vraiment, rien non plus est à craindre de ce côté-là il n’y a d’ailleurs qu’un seul côté c’est moi qui avance et regroupe sous mon joug tout ce qui est matériel devient immatériel ; j’ai dit le voyage n’est pas à venir ; il est, il est dans les brumes il est mon existence tout entière il n’y a rien, vraiment, de ce qui est pour les autres, rien de figé, rien d’un point fixe, l’itinéraire est modifiable à volonté aucun billet ne sera pris, mon nom seul fraye un passage à l’aube de mon réveil je serai sur les routes qui me mèneront à mon plaisir, ce plaisir j’en fais ma destination absolue rien ne se mettra en travers de mon chemin qui se dessine en moi demain il se projettera dans l’espace aucune trace ou si des traces de partout mon empreinte imprimée mais visible seulement par mon regard absolu les voyages ne forment rien ma jeunesse n’est pas passée elle n’est pas façonnée elle ne fait que se renforcer rien n’existe vraiment, sauf que je vois les trains les compartiments chauds à en faire éclore un œuf, les trains glacés à vous aspirer votre propre souffle, ceux-là traversent quatre ou six régions l’air de rien, la compagnie privée, le logo jaune, délavé, ou encore l’uniforme marine à retrouver en exemplaires plastifiées, à acheter en marque page pour dire j’ai été à la station de, voilà que je m’en rappellerai tant que je lirai, glisser le bout de plastique fabriqué partout sauf dans la ville de la station, acheter un souvenir, voilà, ils finiront tous par arrêter de lire, ils me liront, ils m’écouteront, mais les livres où se glisseront l’inutile tomberont des mains, tiens, sur la banquette aux couleurs insipides, ils échoueront là, les livres, plus personne ne prendra le temps, on en arrachera une page pour noter un nom, une autre pour en faire un mouchoir, on jettera, tout finira par être jeté, même le souvenir de demain, jour du départ, déjà je ne m’en rappelle plus, j’ai fermé les yeux, mes paupières alourdies je pense à une partie de colin-maillard pour réchauffer les sangs, une partie qui déraperait en baiser, j’ai des renvois de dentifrice et du cachet, goût bizarre dans ma bouche, hâte de le tromper avec autre chose, c’est peut-être ça, la soif du voyage, et uniquement ça ; un goût qui cherche à en tromper un autre