L’heure, c’était l’heure qui commandait ce voyage – comme tout voyage – c’est à dire toute sortie hors du domicile, l’extérieur. La première voiture, son intérieur, le temps en a effacé le souvenir précis, c’était une R12 bleu clair, à l’air débonnaire et ce volant en forme d’accordéon. L’été, les sièges surchauffés emmagasinaient toute la chaleur du ciel et marquaient au fer rouge les cuisses dénudées. Il reste surtout ces odeurs, mélange de Skaï et de poussières accumulées.
Au retour, des provisions étaient chargées dans le coffre, les poireaux fraîchement coupés y ajoutait leur puissant parfum qui soulevait le cœur.
Le voyage n’était pas très long, un peu plus de trois heures. Il se faisait souvent d’une traite, pas d’arrêt, l’urgence du trajet succédait à celle du départ. Un horaire précis était fixé à l’avance qui se voyait aboli par une nécessité supérieure et informulée. Il était, sans que l’on puisse savoir précisément pourquoi, l’Heure qui commandait un chargement imminent et un départ consécutif… La route aussi avait ses exigences : un conditionnement de ses passagers, un horaire choisi avec soin pour permettre de ne pas manquer le repas, déjeuner ou dîner, à l’arrivée. Aucune musique ne venait perturber le bruit du moteurs, les vibrations de la tôle. Les intérieurs d’aujourd’hui visent à gommer toutes ces aspérités, passage d’un intérieur à un autre sans discontinuité. L’époque d’alors aimait ces bruits, les voitures c’était de la mécanique, de l’huile et du gaz oil dont on aimait l’entêtante volatilité. On se rassurait avec ça et c’est l’esprit rempli des vrombissements des moteurs V8 des f1 que l’on somnolait vaguement à l’arrière, l’attention en veille guettant les hasards d’un dépassement pour sentir la tension monter d’un cran. La manœuvre tenait de la haute stratégie, demandait une préparation et un conciliabule parental. Sa réussite se devait de peser tous les paramètres en jeu dont certains échappaient jusqu’à l’instant critique. Comme dans une campagne militaire la connaissance préalable du terrain, ses virages et ses reliefs, les chausses-trappes de la chaussée et de la signalisation routière donnaient au conducteur un avantage certain dans la réussite de son entreprise. Le danger de l’accident était là, quelque part, mais trop abstrait pour faire vraiment peur, la monotonie d’un voyage répété si souvent recouvrait tout le reste. Les bords de la route portaient bien les traces de cet ennui mâtiné de nausées : les fracas des châssis rebondissaient sur les façades, les gaz d’échappement semblaient piégés dans ces passages étroits où ils stagnaient et noircissaient le tuffeau des maisons. Tout prenait une teinte uniforme, les jours d’hiver, des nuances de gris qui s’effilochaient et se dévidaient jusqu’au bout.
Les sources de distraction étaient rares et précieuses, certains points attendus, espérés pour briser cette monotonie. La Loire était la pliure de l’aventure, le pivot de tout et tout s’y tenait en équilibre , au moins le temps bref de sa traversée. L’enfant avait entendu dire que la Loire était au milieu de la France, il s’imaginait cette étendue d’eau dont on devinait mal la profondeur comme la pointe d’un de ses jouets de bureau qui tenait en suspend et se balançait dans un mouvement sans fin. Le pont Cessart franchi, il fallait traverser Saumur. J’y suis repassé souvent par la suite, mais plus jamais sur cet itinéraire. Au fil des ans, des déviations se sont construites, évitant les engorgements de rues des centre-villes. Au fil des ans, le voyage se faisait plus lointain, les villes plus abstraites, des noms lus sur les panneaux, des souvenirs qui s’effaceraient progressivement et laisseraient une empreinte flottante. Étaient-ils rêvés ces mufles des chevaux du Cadre noir entr’aperçu dépassant de leur box ? Et le Château de Montreuil-Bellay que l’on ne voyait plus, à peine le devinait-on de loin au début avant que les haies ne poussent. La route des stops et des feux rouges cédait la place à celle des ronds-points et des bourgs évités. Les réclames murales continuaient à pâlir au fil des intempéries, on ne les apercevait plus, pour la plupart, seule la publicité Poulain restait et affichait fièrement la promesse d’un réconfort futur, on était ce jeune animal, quelques secondes en apesanteur sur la point de sauter un obstacle invisible et imaginé.
Mais le voyage c’était d’abord une appréhension, un état fébrile. Le cœur au bord des lèvres, il fallait faire vite et évacuer la banane ingérée quelques heures avant – on ne partait pas le ventre vide -. La tête lourde et les jambes flageolantes, on se retrouvait sur un bas côté parmi les papiers gras éparpillés, frôlé par le souffle des 38 tonnes. On remontait encore blême et sonné, un peu mieux mais méfiant. On s’occupait alors pour conjurer le retour d’un mal parti mais tapi dans un recoin de la poitrine tout prêt à ressurgir. Les yeux suivaient l’appât d’un vol d’oies migratrices se fondant dans l’aplat du ciel ou se laissaient prendre dans les filets des lignes à haute tension et tirer tout au fond à l’horizon, jusqu’à suivre la ligne de crête du coteau calcaire comme un mirage, là-bas. Les noms des communes de transit formaient une litanie qu’on égrainait à la manière d’un chapelet et qui prenaient voyage après voyage une forme de consistance dont on se faisait un talisman. Tous les éléments glanés, anecdotes racontées à l’avant, indices ramassés d’un regard – gibier en fuite, baraque à frites, silos, châteaux… – se mélangeaient en un récit décousu avec les images du songe-creux tantôt allongé sur la banquette arrière tantôt le front appuyé sur la fraîcheur de la vitre. L’été les fenêtres étaient baissées, grandes ouvertes, l’air attiédi entrait d’un bloc, tourbillonnait dans l’habitacle et repartait suivre sa course emportant avec les lui des rêves hybrides.
Ce voyage, je me demande si je n’en étais pas… (Je retiens en particulier le suspens du passage de la Loire — je ne peux résister non plus aux fenêtres baissées…)