Je suis devant vous, les voyageurs… Je dois vous parler de voyage mais c’est vous, les voyageurs au péril de leur vie ! Je vais quand même tenter de vous montrer ma monnaie d’échange, voir si ça peut vous intéresser, voir si vous savez au moins faire semblant de vous intéresser, ce qui peut être utile ici… Alors, voyons, voyons un peu ce que j’ai dans ma mémoire… Bon, il faut que je me mette à un endroit du foyer où on puisse m’étaler un peu. Je suis prêt à me servir de vos langues mais vous n’allez pas vouloir. Il vous faut faire semblant de vous intégrer, je comprends… Remarquez, j’ai fait ça moi aussi, parler une langue officielle, ni la mienne ni celle du cœur des gens dont je cherchais l’accueil…
Good evening Sir, good evening Madam. We are French people travelling by bicycle through your country. And we’d like for the night to find a place to put our tents… Le discours commence à se roder. On pourrait peut-être l’améliorer encore. Your country ? Pourquoi ne pas qualifier en : Your beautiful country ? Your wonderful country ? Sauf qu’on en a les mollets durs à cette heure, de ce pays aux petites côtes d’après l’averse qui t’a si bien refroidi… C’est pas au moment où on est en train de chercher la halte qu’on le trouve le plus beau, le pays. Et encore ce soir, ça a l’air d’aller. On va être dans nos tentes, on va se tenir dans nos tentes, sans trop de tendresse mais fidèlement, fidèlement. Je pourrais même faire un clin d’œil aux enfants du pays dont j’ai récupéré les mots. Et envisager de m’esquiver un peu demain de la bande des six, pédaler un peu plus et donc un peu plus vite pour les rattraper ensuite et aller saluer la tour de Yeats… Mais pour le moment, c’est la halte, il faut se concentrer dessus. Le grand barbu a été sympa, il a souri et désigné un pré de la main. On a intérêt à pas trop lui abîmer son herbe, serrer au maximum les tentes, tout en laissant la marge d’intimité à celle des amoureux. Et puis chercher le ruisseau où on pourra laver la vaisselle du soir et du déjeuner de demain. Heureusement qu’on avait fait des courses sur la route. On est vraiment loin de tout ici…
Eh oui, j’ai voyagé à bicyclette, même là où les couleur-de-peau-comme-la-mienne circulent en quatre-quatre ! Pourtant, je le reconnais, moi, quand il s’est agi d’avion, je n’ai jamais eu à me caler dans la niche du train d’atterrissage. J’ai quand même connu des carlingues vibrantes mais bon, le plaisir de l’étape a toujours dépassé les péripéties du trajet. Pas comme pour vous sans doute…
Arkhangelsk, voyage subarctique promis. Arkhangelsk, un avion à hélice. Arkhangelsk, de la tôle qui vibre. Arkhangelsk, du froid qui fait craquer, à certaines saisons. Arkhangelsk, les trottoirs éclatés. Arkhangelsk, les couloirs qu’on n’entretient plus. Arkhangelsk, les façades dont on se moque gentiment puisque tout se passe derrière. Arkhangelsk, à cette saison-là, jusqu’à plus de minuit l’immense et lumineux estuaire de la Dvina. Arkhangelsk et, sur les bords de la Mer blanche, le délicat travail du bois clair pour en faire l’oiseau du bonheur. Arkhangelsk, Ptitsa stchastia.
Alors comme ça, votre foyer s’appelle Les cailloux de l’espoir ? Ah oui, les caillots, ce serait peut-être mieux. L’arrivée vraiment en galère, je n’ai connu qu’une fois. J’ai échoué aux Volontaires du progrès. On aurait pu appeler ça le vol enterré du compté…
Au moment où le train déraille, nous sommes encore dans l’enthousiasme de la découverte. Il y a eu les parfums de l’Afrique, forts et musqués, dès l’aéroport de Bamako. Il y a depuis, bien sûr, la présence permanente de la chaleur, l’impossibilité de trouver encore les vêtements qui s’y adaptent. Dans le train, ce sont les conversations. Elles bruissent de langues nouvelles, quelle exploration promise !
Et puis le train déraille. Nous sommes deux à craindre de boire de l’eau pas assez propre. Alors nous ne buvons plus. Le soleil, lui, continue de chauffer. Le copain résiste mieux. La faiblesse me prend. Heureusement qu’il y a un taxi-brousse disponible vingt-quatre plus tard. Pendant le trajet cahoteux vers Tambacounda, le copain me fait parler de ce que j’aime. Je reste ainsi animé à partir de ce que j’ai laissé en Europe. A Tambacounda, Arona est là avec sa mobylette. La jeune femme médecin française de la case des Volontaires du progrès a l’idée du rapatriement sanitaire mais Arona insiste et je lui fais confiance. Le copain part de son côté vers Koar avec Baganda et je m’accroche comme je peux à l’arrière de la mobylette d’Arona pour aller à Sabi. Vingt-cinq kilomètres, tout un monde à découvrir. Dans l’état d’un bébé. La langue nouvelle va ainsi pouvoir poser en moi ses jalons. A tout jamais.
Kiliŋ. Je vois une main ouverte dont le petit doigt se replie. Une façon nouvelle de compter.
Wuro. Le premier matin, on m’a fait me lever et la calebasse fumante est apportée. Il y a là de la bouillie de mil très chaude, du lait caillé, du sucre. C’est le petit déjeuner. Wuro.
Kalama. Ça, c’est l’instrument dont on se sert pour boire la bouillie. On me le répète gentiment au bout de deux ou trois jours, quand je suis en état de la soulever pour m’alimenter tout seul. Une coloquinte coupée en deux et évidée.
Tanante. Il y a d’autres mots autour mais celui-là revient souvent. Les gens me le disent, il faut que je le répète. Je découvre que ce jeu de répétitions croisées et agrémentées est la façon de se saluer ici.
Buŋ. C’est le lieu de repli qu’on m’assigne parfois quand je parais encore trop fatigué. Une case carrée aux murs en ciment gris.
Sooto. On y va pour la douche ou pour les besoins. Au fond d’un corridor de kinrintiŋ, de nattes dressées en clôture, il y a un trou creusé dans le sol et de vieilles boites de conserve qu’il vaut mieux remplir d’eau avant, si l’on y va pour les besoins.
Dimbaya. La famille. Je l’ai compris par agrégation progressive d’une mère Na, d’un père Baba, de grands frères dont Arona et Ousmane kotokee, de petits frères dont Boke et Bakou dookee, de petites sœurs dont Maïse et Fatou doomusoo. Les grandes sœurs, Diawaro et Nyényé, sont mariées ailleurs, à découvrir plus tard. Les autres, pour le moment, m’entourent. Ma seconde famille depuis ma naissance.
Baabudu. C’est désormais mon nom. Mon nom ici.
Kononto. Une main a ses doigts entièrement repliés. L’autre n’a que le pouce tendu. Tout va bien. Neuf. J’ai retrouvé mes forces. Cela fait neuf jours que je suis né. Pour la seconde fois.
Ah oui, je ne vous ai pas dit… On m’a dit de venir ici parce que je suis conteur, spécialisé en thématique du voyage. Du coup, je préfère dire, et c’est particulièrement vrai ce soir, que je suis compteur kilométrique.
Codicille : écrit entre la mémoire du voyage -mise à l’œuvre à l’occasion des premiers textes écrits pour l’atelier LeDoubleVoyage#- et l’anticipation des voyages à raconter : la préparation d’un moment à venir, le 17 mars, une soirée de contes dans un foyer d’accueil de migrant·e·s