- Juste avant
Je ne sais pas très bien comment aborder l’idée de partir aussi loin. Prévenir la famille je le ferai de là-bas. C’est des milliers de kilomètres quand même, par superstition je vais conserver mon abonnement téléphonique, même si la terre s’étend en dehors de tout réseau. L’eau glacée sur les mains, gicle sur le ventre. C’est un peu comme une idée de travers ce départ, quelque chose qui doit te saborder, t’affaiblir en coupant les racines à ras, en resurfaçant les émotions. Les yeux se livreront à leur quête, censés voir de nouvelles terres – et te dévoir toi-même, dans cette île sans rien, coupée à ras, avec des gens qui boivent et qui pleurent, la catharsis des îles. En avance, les doigts ressentent le granulé du froid qui rentre dans la chair, et tout fait sens, les poumons brutalisés, le nez dans le visage devient instrument vital d’alimentation, pour écraser toute cette décharge. Les gants achetés à quatre sous dans un supermarché, j’en mets dans la valise et le sac à dos, des capuches des bonnets, d’énormes châles en saules pleureurs sur le corps, on n’est pas altier avant le grand départ. On range dans une cabine grande ouverte sur le lit, de quoi s’habiller pendant quatre jours. Cela tombe bien : les gros pulls et les jeans, tombent bien, des bras et des épaules, il faut caler des bras pour tout porter, soulever, abattre, rancœurs et diligences, de celles qui pèsent, les reproches d’avoir trop parlé, trop dit ce rejet de l’esprit petit-bourgeois, ces dédains qui lacèrent, ces plaisirs de gouvernail, ces eaux douces, la saloperie ambiante. Alors partir, c’est d’abord tout renvoyer aux expéditeurs, avec pour seul bastion le cri des gens qui en ont marre de tout. Car les gens d’aujourd’hui en ont marre de tout. Et moi je veux partir là-haut, cette île glaciale et brute, regain de vent commensurable, je sais l’absurde le ridicule, désharmonie ce ridicule qui ne tolère plus le grand jeu des autres, ce grand jeu d’or qui pédantise, belle éloquence chaque jour, les méprisailles sous les godilles, dégagez tous, oubliez-moi, votre fatras ça me soulève, m’anéantit, alors dernier sourire pour la route. Le saut qu’on prévoit de faire, tout là-haut, est trop grand, personne n’oserait le faire pour de vrai. C’est un tel effort de partir. Un projet comme partir en bus eurolines jusqu’à Berlin, sous le pont de Bagnolet des bus très lents, ce projet retenu tout au fond sans oser le révéler au grand jour, simplement parce qu’il relève du précipice creusé dans un coin d’insomnie, parce qu’il frappe à la porte, parce qu’il tombe des bras, comme révélé au grand jour ce serait un poids supplémentaire, qui ne tiendrait pas dans la valise. J’ai juste un hôtel. Une capture d’écran sur mon portable. L’écran est cassé. Un autre téléphone dans le sac à dos, celui-là pour filmer, juste faire des films. Capter le vent. Ecrire un livre. Mon île de Saint-Pierre, je t’aime à l’avance. Je t’imagine ton vent glacial, le crachin qui englue, je prends ton livre sous le bras, un Simenon qui sent l’Auvergne, mais qu’est-ce que tu vas foutre. Non mais tu dérailles complètement. T’as vraiment plus la tête.