#07 INTROSPECTION SOUS VERBE (Fil Berger) Version 1

Il y a longtemps, j’ai été désiré. Non totalement désiré. Conçu avec volonté. Conçu avec un peu de réticence. Né dans une maternité. Pas été allaité. On m’a emmailloté. Enregistré à l’état-civil. Je suis resté trop souvent à pleurer afin de me calmer. Entré dans une famille avec amont (déjà là) et aval (prévu). Cherché à faire porter mes cris de faim ou de douleur. Réussi à exprimer mon contentement. Passé un temps considérable à dormir. Mangé des aliments de plus en plus solides. Pris de la taille et du poids. Réussi à me tenir debout et à marcher. J’ai répondu à toutes sortes de stimuli avec entremise humaine et avec machines. Peu à peu ouï, entendu, écouté, compris, parlé. J’ai commencé à prendre de l’âge régulièrement. À un moment, j’ai été connecté à une machine noire et bruyante pendant la nuit.
J’ai travaillé mes tables de multiplication et l’alphabet et les phonèmes du français et même un peu d’allemand. Su lire avant d’entrer en classe. Entendu très précocement le son bizarre de ma voix enregistrée. Ai été filmé avec une caméra huit millimètres. Regardé des dessins animés et les bobines d’archives presque immédiates projetées dans la cuisine. Adoré l’école primaire, ma maîtresse et mon maître. Étudié la géographie. Étudié l’analyse logique, la grammaire, la syntaxe, les conjugaisons. Lu et écrit chaque matin des leçons de morale. Sorti pour les leçons de choses. Tout seul, j’ai pleuré quand j’ai compris « Le Dormeur du val ». Ai eu peur d’un vrai fantôme avec toute l’école un jour. Aimé ma première petite amoureuse. Arpenté des journées entières avec elle et ses frères et ses sœurs les rues du village et les chemins de la colline. J’ai écrasé de petits scorpions noirs. Tué une perdrix en lançant une pierre au hasard dans un champ. Jamais été bagarreur, sauf en famille. Jaloux de mes sœurs, blasé devant mon frère. J’ai lavé la vaisselle. Essuyé la vaisselle. Rangé la vaisselle. Regardé la télévision chez la voisine les jeudis après-midi. J’ai lu des magazines pour enfants et des livres d’espionnage et des livres de guerre et des livres de contes. Suis allé tous les étés en camping. J’ai détesté tout en étant heureux. Bizarre.
J’ai dit « bonjour ». Dit « merci ». Dit « s’il vous plaît ». Dit « au revoir ». N’ai pas entendu « je t’aime ».

Tout le reste, entre-temps, d’une grande banalité intime et obscène comme ce qui précède, soit ma politique de vie jusqu’à l’écriture de ce texte, aura été la continuation de ma guerre contre les non-aimants par d’autres moyens : avoir été artiste et avoir eu des enfants, par exemple, ou bien avoir jeté tous mes livres délibérément.

En ce moment, je me prépare lentement à mourir lentement. Je guette des signes vagues. Je demeure dans l’attente sans véritable objet. J’ai du mal à passer un quelconque seuil. Je ne bouge presque plus. Je somnole en réfléchissant et je dors et je veille très mal. Je ne prononce que le strict minimum de mots. Je ne retournerai jamais plus dans un travail salarié. J’hésite à me désintoxiquer une troisième fois. L’impression d’être en guerre constante me fuit de jour en jour. Je ne me renseigne plus que sur des détails insignifiants. Je n’ai pas la force de chercher des nouvelles de ce monde dans lequel je suis toujours en vie de basse intensité. Je ne sais pas vers où tourner mes regards. Mon train de vie traînant est encore entraîné par la force d’inertie qui suit l’avant-dernier coup de frein. J’attends des messages, des réponses aux miens, et je clique des milliers de fois sur ma boîte de réception-déception. J’écoute une infinité de musique de mon lever à mon coucher. Les réactions des personnes qui m’entourent ne me touchent malheureusement que très peu et ne sont guère opératoires.  Je me sens lacé dans une camisole très strictement douce et, le plus souvent, très strictement puante. Je n’aurai jamais abordé qu’aux confins du « je t’aime ».

A propos de Fil Berger

Fil Berger, je, donc, compose les textes qu’il écrit avec des artefacts sonores et graphiques et ses pièces musicales avec des artefacts d’écriture et graphiques. Le tout cherche, donc, une manière d’alchimie modeste située entre ces disciplines. Il a publié des livres d’artiste avec le plasticien Joël Leick chez Æncrages et Dumerchez. Quelques revues comme Paysages écrits, Traction Brabant ont retenu des textes. Il a travaillé et composé des pièces musicales documentées sur CD. Il a partagé pendant plus de vingt ans des moments de création avec des chorégraphes, des plasticiens, des auteurs, des improvisateurs et des compositeurs. Il a animé des ateliers d’écriture et de partitions graphiques avec des personnes de toutes sortes. Fil Berger, je, donc, est un improvisateur qui compose et performe en forgeant ses propres outils, ses champs lexicaux, ses instruments, sa présence au monde en les mettant sans cesse en variation continue. Son travail est la recherche de convergences multiples entre... l’idée et la pratique du « baroque » et... la pratique et l’idée de l’insurrection « œuvrière » autonome.

20 commentaires à propos de “#07 INTROSPECTION SOUS VERBE (Fil Berger) Version 1”

  1. le plus beau but d’une vie, la fin souhaitée, mourir lentement (mais doucement) et bien entendu le mal pour passer quelque seuil que ce soit – comprends (comme de sortir pour les leçons de chose, moi j’y ajouter me planquer sous le bureau quand fallait aller à la messe)
    Belle réponse à la proposition… avec aussi la variation dans la taille des blocs

    • Merci, Brigitte !
      J’ai bien aimé écrire un court bloc-pivot entre les dix premières années et le présent.

    • Touché en retour ! Merci à vous, Françoise. Le parti-pris me semblait un peu casse-gueule…

  2. C’est moi qui vous remercie, Déneb ! L’exercice m’a paru éminemment compliqué à réaliser, Handke ayant déjà pris toute la place…

  3. J’ai écouté la proposition et dans la foulée lu votre texte très touchée par vos mots et le passage opéré entre passé et présent, l’émotion passe par la force de vos mots, quand on lit les auteurs on se demande souvent qu’est ce qu’on peut écrire de plus et puis notre propre singularité émerge vous avez su trouver une belle place

  4. Caroline, vos mots à vous me font très plaisir. Un grand merci pour votre lecture !

    • Merci beaucoup, Jacques, pour votre lecture… et pour les directions que vous m’incitez à suivre !

  5. Ai lu et relu plusieurs fois votre texte très prenant, émouvant, le relirai encore

    • Un grand merci pour votre lecture, Muriel. Je vais le continuer, sur le conseil de François.

  6. Est-ce vous ? des parts de vous ? Toute cette mélancolie qui ébranle… on a envie de vous prendre dans les bras, de vous bercer ou plus simplement de vous murmurer des choses douces…

    • Chère Françoise, d’abord un grand merci pour votre douceur !
      Oui, c’est une vision de moi passée par le prisme des mots.

  7. Il est des choses-mots que l’on retient parce que fort : l’obscénité… d’un propos à peine soulevé en ce qu’il pourrait offenser. Oui, il y a là dans votre texte tant de pistes à suivre autour de ce que vous estimez comme tel et qui, pour moi, me le fait lire sous un angle plus ardu qu’il n’y paraît. Merci pour cette lecture !

    • Je vous réponds tardivement, car je viens seulement de voir votre commentaire, qui me fait me poser des questions. Et je vous en remercie sincèrement.
      J’ai envie de faire un texte plus long et de le donner à lire à un acteur (suggestion de François Bon).
      Je crois qu’il faudrait que je la dise, cette continuation de ma guerre contre les non-aimants par d’autres moyens. Tirer des pistes manquantes détachées-attachées à l’obscène de l’intime.