Il décrit avec une grande précision une sensation qui s’empare de lui à son arrivée au Canada. En posant le pied au Canada. Pendant son séjour, la sensation s’estompe, pour revenir très intensément quelques heures avant son départ vers la France. Il n’arrive pas tout de suite à ce diagnostic. Je dis qu’il décrit avec précision, ce n’est pas tout à fait exact, pas si l’on entend par précision : un geste unique du scalpel. Ici, c’est différent : la précision vient à la longue, parce qu’il ne cesse de revenir à cette sensation qui le déborde à son arrivée au Québec, puis s’efface en quelques heures pour l’assaillir de nouveau au moment de retourner à Paris. On en retrouve de nombreuses mentions dans ces notes (y compris dans les carnets professionnels), il la nomme tantôt « sensation », tantôt « impression ». D’assez nombreux témoignages corroborent l’étonnement, la curiosité — et également une forme de désarroi — qu’elle provoquait chez lui. Il n’en a pas fait mystère, mais l’a, au contraire, évoquée fréquemment, tant avec des collègues présents au colloque qui l’avait amené à Ottawa, qu’avec d’autres, plusieurs semaines encore après son retour. Il s’en est également ouvert au poète Normand Lalonde qu’il a visité au Centre Hospitalier Universitaire de Montréal à cinq reprises pendant son séjour. Ces fréquentes visites, qui exigeaient plus de quatre heures de transport, de louer une auto, ou (deux fois seulement) de prendre un train, n’étaient pas compatibles avec les horaires du colloque. Elles représentent une des premières « anomalies » qui balisent le chemin de sa rupture avec son milieu, sa carrière, ses collègues, la pratique traditionnelle de la médecine…
L’emploi du temps de sa semaine au Québec n’est pas difficile à reconstituer : il arrive le lundi matin à l’aéroport de Gatineau (sensation). On le conduit directement à l’Université d’Ottawa où se déroule le colloque Neurosciences, Psychiatrie et Neurologie (le dernier auquel il participera). Il se décrit lui-même comme « constamment préoccupé par cette sensation éprouvée à son arrivée, et d’autant plus qu’elle pâlit d’heure en heure ». Il déjeune avec les collègues du colloque, entre le Dr Saint-Amour du laboratoire d’électrophysiologie neurovisuelle à l’UQAM, et la Dr Shi du Centre for Research on Brain, Language and Music (nous avons le plan de table). À la reprise de l’après-midi, il donne sa communication « I and my brother » (en anglais, tout assurant lui-même la traduction simultanée en français, comme il l’avait imposé dans tous les colloques auxquels il a participé). Elle provoque de nombreux échanges entraînant un retard de plus de quarante-cinq minutes sur l’horaire prévu. La pause est cependant maintenue à 16 h et c’est à cette occasion qu’il rencontre le chef du service d’oncologie du Centre Hospitalier Universitaire de Montréal. Il semble que ce dernier lui fasse part ex abrupto de la présence de Normand Lalonde (poète) dans son service et du désir qu’il aurait de le proposer à son diagnostic. Le seul fait qu’il accepte cette proposition, si éloignée de son champ de compétence médical nous renseigne sur le changement profond alors déjà à l’œuvre chez lui. À la fin de cette première journée, le docteur Sauvé l’emmène donc visiter son service d’Oncologie au Centre Hospitalier Universitaire de Montréal. Ils passent plus de deux heures en compagnie de Normand Lalonde, hospitalisé à ce moment-là en court séjour. Ils dînent dans sa chambre où on leur porte des plateaux ordinairement réservés aux patients (carottes râpées-poisson blanc-riz-babybel-compote de fruits). Monsieur Rivière, qui partageait la chambre de Normand Lalonde, décrit ce moment comme « une soirée mémorable » à l’occasion de laquelle il « n’a pas regretté de ne pas avoir demandé la télévision ». Les visites suivantes (mercredi, jeudi, vendredi et samedi) se feront sur le temps du séminaire. Il assistera cependant chaque jour à un repas au moins en compagnie de ses confrères. Ces derniers le décrivent comme étant à la fois « extrêmement au fait de la plupart des communications du jour », « posant de nombreuses questions témoignant d’une grande érudition et d’un intérêt manifeste » bien qu’elles puissent apparaître « biaisées », « orientées » pour certaines, et « par à coup, profondément distrait », voire « lointain ». Il semble qu’à deux reprises les conversations se soient particulièrement échauffées (les psychiatres du séminaire y voyant davantage un indice de vitalité de la manifestation que l’annonce du suicide social à venir de leur confrère). Il n’est d’ailleurs pas établi que ces moments de tensions soient liés directement au Professeur Hesias, bien qu’un témoin se souvienne d’une attaque en règle menée par un collègue brésilien (plus probablement le Dr Izquierdo, que Mme Herculano-houzel, bien qu’à la réflexion, mon seul préjugé supporte cette assertion. Et puis qu’en est-il de la fiabilité de ce témoin ? Il est possible qu’il confonde ses collègues brésiliens avec d’autres, sud-américains, présents à cette occasion…) portant plus sur l’ambiguïté de son apparence et sur ses absences répétées (notamment pour lors de la communication du dit collègue) que sur le fond de ses recherches. « Notre milieu n’est pas exempt de mesquinerie », commente à ce sujet Viviane Ferry, coorganisatrice du séminaire. Lors de mon propre séjour à Montréal, j’ai voulu échanger avec le docteur Sauvé. Ce dernier s’était retiré dans le Manitoba depuis deux ans et n’avait aucune intention de faire le voyage pour me rencontrer. Cependant, il m’a invité à lui rendre visite et j’écris ces notes dans le train du retour. Je ne m’attendais pas à passer une frontière de plus après mon long voyage, mais Normand Lalonde m’a vivement incité à accepter. Il entretient avec son ancien oncologue une correspondance régulière : ce dernier n’est pas un adepte du téléphone et il a opposé un refus catégorique à un entretien par ce média. Je ne regrette pas ce voyage que j’ai pourtant entrepris en traînant les pieds. Malice répétait que j’aimais à croire à mon humeur chagrine alors que j’étais toujours rattrapé par ma joie de vivre. J’avais deux questions à lui poser et un voyage de 7 h en train me paraissait superflu. Pourquoi avait-il demandé au Professeur Hesias de porter un nouveau diagnostic sur un de ses patients, en dépit de son absence de compétence en oncologie ? Et avait-il évoqué devant lui la sensation de l’aéroport ?