Au loin des hommes s’agitent j’entends leurs pas précipités ; ce sont les palefreniers qui s’affairent auprès des chevaux à l’étroit dans leurs boxes et qui pataugent dans la boue et le fumier mêlés. Ils sont trop loin pour m’entendre. Tout est tranquille sous la lune. Seuls quelques hennissements résonnent dans la nuit claire. Pas envie de jouer aux cartes ce soir. Les copains dorment et moi je suis debout, face au large, le vent me fait du bien car l’odeur iodée balaie la puanteur. Je marche sur le pont, le bois craque. J’avance, je sens un léger picotement et mes yeux se ferment à demi. Je résiste de toutes mes forces alors que le balancement du bateau participe à l’engourdissement. Mon corps se fait plus lourd. Ça brouillasse peu à peu autour de moi. Tout est blanc cotonneux, on n’y voit goutte à deux mètres. Je ne suis pas un poltron mais j’ai bien la sensation de me liquéfier entièrement, le vertige arrive sans que je n’y prenne garde. Je ne sens plus mes jambes et pourtant mes espadrilles sont bien arrimées sur le sol. Mon esprit bat la campagne, je n’y vois pratiquement rien à un mètre. Je traverse le vide à l’aide d’une passerelle et j’avance à tâtons. Monte sur le pont et quand tu seras à bord, avance. Moi, je n’y crois guère à toutes leurs histoires de feux follets et de fantômes. Je marche sur le pont d’un bateau. Je le reconnais : c’est bien le Notre Dame du salut mais il a changé d’aspect. Il semble avoir été astiqué et mis à neuf pendant la nuit. Tous les immondices ont disparu comme la puanteur ambiante. Plus trace des chevaux et des palefreniers. J’aperçois un homme à côté du bastingage dans la pénombre. Je ne vous avais pas vu…excuses -je m’endors et vous êtes mais les vagues plus fortes me font tanguer avant la fin de ma phrase. C’est un officier, je le reconnais à ses épaulettes à franges avec galons dorés. L’homme me dévisage tout en précisant Nous approchons du canal de Corinthe. Il est bizarrement vêtu et le climat a brutalement changé. Il fait froid désormais ;du frimas s’est même déposé sur le bastingage. Le soleil est très pâle. Je ne comprends pas car nous avons dépassé Suez depuis déjà plusieurs jours. J’ai des lacunes en géographie mais j’ai bien l’impression qu’il est dans l’erreur et pourtant il a l’air tellement sûr de lui… Je ne reconnais pas le paysage et je grelotte désormais avec ma vareuse et mon pantalon en toile qui ne semblent plus adaptés au froid actuel. L’officier m’interpelle Soldat, que faites-vous dans cet accoutrement ? Je pense que je me suis endormi et que je dois rêver déjà. Je regarde la nuit se vider de sa noirceur.
L’officier me tance vertement : Vous déméritez assurément ! nous avons l’insigne honneur de traverser le canal de Corinthe et d’être le premier équipage français à pouvoir y circuler. Que diantre, reprenez- vous…. Retournez à votre cabine et endosser votre uniforme vous avez plus de temps qu’il ne faut.
Une suffocation violente me tord l’estomac. Je ne comprends pas ce qui se trame. Je me heurte au bastingage par chance. Ma tête explose : encore une crise de somnambulisme… J’erre et je ne sais où aller. Je me résous à détourner mes yeux de l’immensité marine. Soldat ! L’officier, visiblement mécontent de mes divagations, prend mes hésitations pour de l’insolence : Auriez-vous bu plus que de raison ? Je vais vous mettre aux arrêts. Je le regarde hébété. Ma bonne foi le déconcerte et il finit tout bonnement par me prendre pour un simple d’esprit. Avec autorité, il me prend par le bras, décidé à me raccompagner sur le droit chemin. D’où sortez-vous que diable… j’ai d’autres chats à fouetter en ce jour historique de janvier 1894.
J’étais assurément en 1900 avant de fermer les yeux et je partais pour la Chine. Est- ce moi qui perd la tête ? L’officier me conduit au second entrepont. Ce cauchemar va-t-il cesser ? Il m’accompagne avec fermeté près des cabines latérales, celles qui sont destinées aux malades. Il ne fait nul doute qu’il me prend pour le dernier des fous. Il ouvre la porte de l’une des cabines. Je m’y engouffre et referme prudemment l’entrée derrière moi. La pièce semble inoccupée. Dans le noir, je distingue un lit de camp et je m’allonge, recouvrant mes jambes d’une maigre couverture. Je finis par m’assoupir. L’alerte a cédé à la fatigue. Je suis assis sur le pont près du panneau de descente et de chargement lorsque j’ouvre les yeux et les chevaux hennissent à nouveau.