Le temps passe vite à t’écouter – ces villes traversées – tout cela manque d’aventure, de légende, je vais amorcer la pompe… Un de mes copains en littérature, en bateaux, un qui se cramponnait au comptoir – il tenait ça d’un autre, encore, plus loin – enfin, écoute, tu jugeras. Il appelait ça :
L’appel des oiseaux.
Quand j’arpente les rues qui descendent vers le port, c’est en réponse à un appel.
Un appel impérieux que la nuit fait ronfler comme une chaudière aux carreaux de ma petite chambre.
Il retentit quelques jours après la nouvelle lune, quand son croissant orne le ciel comme une broche d’argent, laiteuse et froide.
La lumière me tire d’un sommeil sans rêve et j’entends l’appel.
On croirait d’abord que les oiseaux frottent leurs ailes aux vitres sales. Les oiseaux qui se rassemblent, de plus en plus nombreux, tels des étourneaux sur des fils. Furtifs, mais si serrés que leurs plumes font résonner mes fenêtres, et que leurs pattes, que leurs becs heurtent le bardage des murs chaulés.
Il est temps de répondre. Je me lève. J’enfile mes hautes bottes et tous mes vêtements de pêche. Je descends jusqu’au port où ma barque est amarrée.
Les soirs de tempête, les oiseaux ne viennent pas. Le vent les disperse, et parfois les rabat violemment sur les rochers. Ils meurent fracassés ou noyés au pied des falaises.
Les oiseaux viennent avec la lune et le calme.
Mon bateau n’est pas grand et c’est avec peine que j’y range mon attirail : petit filet plombé, lignes et boules de verre et de liège. Tout cela me sert à donner le change aux habitants d’ici, qui n’ont pas manqué d’observer mon manège et s’interrogent sur ma destination. Ici, tous vivent de la pêche et du poisson ; ils comprennent qu’on parte en mer au milieu de la nuit. S’il en est de rares à me regarder quitter ma maison, ils verront le filet sur mon épaule. Je pars au travail. Ils ont raison, en un sens ; en d’autres, ils ont tort.
Les oiseaux guident ma barque bien au-delà de la passe que je franchis à l’énergie ; la sueur inonde la toile goudronnée de mon surtout, les bras peinent de cet effort arraché à mes muscles ensommeillés. Passés les courants contraires, j’avance dans une zone de calme. Les oiseaux tourbillonnent en stridulant, comme pour m’attirer au plus près de leurs orbes.
Ensemble, nous allons accomplir le rituel. Il y a maintenant vingt-cinq ans que cela dure !… quand j’avais décidé de lancer mes lignes sous la lune. Des cabillauds s’y accrochaient parfois, qu’on n’avait aucune chance de ferrer dans la lumière du jour.
La fusée venait de l’est. Elle stoppa au-dessus de ma barque.
Je ne suis qu’un pauvre pêcheur et je parle d’une fusée. En réalité, c’était comme une ville flottante, ou encore comme une usine, avec des tubes, des roues crantées, des cheminées, des hublots rayonnants. Un cône de lumière éclairait la mer autour de mon bateau.
Je n’en menais pas large.
Elle explosa sans bruit, dans une illumination violette, un arc électrique, une foudre. Des éclats, blocs de magnésium en fusion, s’abattirent en pluie fumante sur la mer. Je m’étais couché au fond de ma barque, suroît rabattu.
C’était ici, tout autour. Je relevai la tête. L’eau s’était refermée sur l’épave disloquée.
Les oiseaux s’étaient mis à tournoyer en criant au-dessus des vagues. Cette fusée avait-elle traversé un de ces nuages d’étourneaux qui effraient les pilotes ? Avaient-ils obstrué les tuyères et provoqué l’explosion ? D’où venait ce fantastique vaisseau ? La mer livrerait-elle un jour une réponse ?
Jamais les gouvernements de notre pays n’ont parlé de la fusée disparue.
Jamais aucun débris n’est remonté des profondeurs. J’ai jeté une ancre flottante là où les oiseaux concentrent leur tourbillon. Je lance mes lignes sans amorce ni appât. J’attends.
Ils ont envoyé ce navire du ciel, disloqué au moment où une révélation m’était promise. Sans doute le cherchent-Ils depuis si longtemps. Savent-Ils seulement qu’il s’est englouti dans un océan de la planète Terre ? S’Ils reviennent, je Leur dirai ce que j’ai vu. Je Leur dirai où plonger ; je sais les courants d’ici, les fonds que je draine avec mes filets. Je Leur dirai l’ennui de ma vie.
Jusqu’à l’apparition, je ne savais pas rêver. J’étais heureux dans la succession des jours tous pareils. A la fatigue succédait le repos, au danger le calme des flots, à l’abondance, la bredouille. Si je savais que d’autres grands pays, en face, à l’ouest, bordaient l’océan, je n’éprouvais aucune envie de voguer jusqu’à leurs côtes. Je pêchais à quelques milles de mon village. Je Leur dirai mon grand trouble d’aujourd’hui et combien dérisoires me paraissent les poissons que je ramène à bord ; même les thons, ces princes de la vitesse et de la ruse ne me tirent plus au large pour des combats incertains. Que sont les thons auprès de Leur savoir, de Leur puissance ?
Je cherche une réponse, je vieillis.
Hier, rentrant ma barque au port, j’ai été saisi d’un coup glacé dans la poitrine. Je me suis affaissé sur le plancher. J’ai manœuvré à genoux, avant de m’affaler sur une grève jusqu’à desserrer les mâchoires de l’étau fatal. J’avais décidé de raconter mon histoire. Dès demain, je porterai ce papier à mon ami Sacco. Plus jeune ! Il est bien plus jeune que moi. Dans une enveloppe à cachet de cire “ A ouvrir après ma mort “.
Cela ne saurait tarder. Bientôt mes forces ne me porteront plus vers la haute mer. D’où viendra la vague qui m’emmènera retrouver les voyageurs de l’abîme ?
J.G.
Je t’ai parlé de Jacques Revel… Il n’est pas retourné à B… ON pour les raisons que tu peux comprendre, mais l’Angleterre lui plaisait – il avait fait de tels progrès, il pouvait comprendre les contes, les blagues, voici ce qu’il a raconté à son commanditaire.
La litote
Un ami me dit son adoration pour la litote, je lui demandai le sens de ce mot. J’avais appris depuis longtemps à me méfier de ses jeux de langage et l’engageai à me parler sans détour ni rhétorique. “ La litote – assura-t-il – est un oiseau remarquable. Son chant discret, flûté, est un régal pour l’oreille : elle peut tout nous dire sur deux notes. Quelque chose comme POUEQUE ! PROUSE ! ou PREC ! POUSSE ! ou peut-être PEREC ! PROUST ! Allez donc savoir ce qu’elle veut dire en vérité. La faim, la soif, l’amour, le rut, la critique de la raison pure… tout cela sur deux notes. Quelle remarquable économie de moyens. N’importe, c’est un plaisir pour l’oreille. »
– Mais, lui demandai-je aussitôt, où niche-t-elle ? En avez-vous vu de vos propres yeux ?
– La litote, reprit-il, je ne l’ai vue qu’ici, en Angleterre. Elle bâtit son petit nid sous les fenêtres des écrivains – les meilleurs – qui essaient de l’acclimater dans leurs œuvres ; tâche difficile s’il en est mais tradition oblige. On la trouve égarée sous le chapeau-melon d’hommes en gris que son chant aiguillonne. Il faut les voir, au temps du rut printanier, assis par huit sur les trottoirs mouillés, faisant de grands gestes des bras, cramponnés à des avirons imaginaires et grondant des obscénités pour s’encourager mutuellement. La litote pond deux œufs par an, pas plus. Cela suffit à garantir un développement raisonnable de l’espèce. Enthousiasmé, je lui demandai à quoi je pourrais la reconnaître lors d’un prochain voyage sur les bords de la Tamise (et de la Serpentine).
– De ses ailes grises, je ne saurais parler. Elle vole, assurément, mais rien ne la distingue d’autres passereaux, les naïfs la trouvent discrète.
– On reconnaît la litote à sa tête.
La tête de litote est d’un beau jaune malté ; deux petites plumes rousses ornent les commissures de son bec. Rien n’est plus flatteur que de traiter un ami de “tête de litote”. C’est un compliment qu’on ne saurait refuser, tant l’apparence de l’oiseau est aimable. Qui l’a découverte un matin de brume argentée, vocalisant dans l’air véronèse d’un parc à l’anglaise ne peut plus l’oublier “
G.P.
Charmant appel à explorer notre sac d’histoires fabuleuses. Pour ma part, je trouve que la Bible, source inépuisable, n’est pas toujours assez explicite, comme retenue dans une forme de… litote. Le personnage de Jacob m’intrigue… Un rabbin de Troyes, plongé dans les œuvres de Rachi (Rabbi Schlomo Ben Itzak) est tombé sur le texte ci-dessous dont il m’a fait une lecture :
Jacob.
Jacob lutte avec un être d’une force prodigieuse. Ils ne roulent pas à terre.
Sept, huit, dix fois, leurs bras se repoussent et se frappent. A la poitrine, où la sueur agglutine la poussière, au ventre, au flanc zébré par les côtes à vif. Enlacés et noués, ils se heurtent encore ; du front, mais leurs mains ne déchirent pas leurs faces. La nuit, pas de feu, peu d’étoiles. Ont-ils vu leurs visages ? Jacob ne le pourrait.
Jacob ne veut que passer son chemin, l’autre barre l’issue. Qui porte le premier coup ? Quand la parole ne peut plus rien, quand le pouvoir du souffle est épuisé.
L’autre, muet, campé sur le ressort de ses muscles saillants : les mollets, les cuisses, les pectoraux glabres, cernés d’ombre. Il est apparu soudain, il a fermé la voie autour de sa présence. Pour Jacob, la réalité devient incertaine, tant ses poings, ses bras, son dos meurtri n’aspirent plus qu’au sommeil. Cherche-t-il la mort de l’adversaire ? Rien n’est moins sûr. Il cherche le sens de ce combat et pare les attaques, il ne faiblit pas. L’aube vient. Une douleur fulgurante enlève Jacob, le disloque, le projette au sol. La hanche est démise, déboîtée. Ce dernier coup le condamne à ramper…, ramper… L’autre a libéré le passage ; a-t-il fui ?
Jacob se retourne pour attraper son bâton. Le mouvement libère le fémur et soulage l’articulation. Il se redresse, cramponné au bâton, que ne l’a-t-il brisé sur la… tête de… l’autre ? Il retombe. Le soleil cuit son corps cassé. Il se redresse. Le sol net est comme raclé ratissé. Rêve… A-t-il trébuché sur des pierres et roulé vers sa douleur ?
Il s’est mis en marche. Il marche, le bâton, il s’appuie, marche, il boite bas, apprivoise le mal.
A l’entrée du campement, ses femmes l’accueillent. “ Où étais-tu ? Qui t’a fait cela ? Oui, Qui t’a fait cela ? “
J.G.
Dans cette ville jacassante où je t’ai retrouvé un jour, tu te rappelles à quel point le recensement de la population était crucial – chacun devait afficher son numéro – le nouveau venu était immédiatement enregistré. On se méfiait des immigrés… On se méfiait de l’étrange, de l’étranger. Voici ce que m’a raconté l’homme en blanc qui m’a initié à quelques légendes locales.
Histoire des Nautres
Un matin que je m’étais aventuré loin des vallons familiers, j’ai rencontré un nautre pris dans un piège coulissant. Après que je l’aie délivré, le pauvre lêcha sa jambe meurtrie, et, sans même un regard pour moi, regagna un épais fourré de bouise piquante où personne n’aurait pu le suivre. Je crois qu’il y a sa tanière car une odeur musquée flotte sur le buisson. C’est à cette odeur que les trappeurs le repèrent avant de poser leurs engins fratricides. Un piège à coulisse, à l’opposé des pièges à mâchoires traditionnels, empêche la victime de ronger son membre captif, horrible mutilation inspirée par le désespoir.
Les trappeurs se hâtent de relever leurs places, car, s’ils ne craignent plus l’auto-mutilation des nautres, ils redoutent les brigades du R.O.C.(rassemblement des opposants à la chasse) qui délivrent les prisonniers. Un piège à coulisse est très facile à ouvrir pour quiconque en a l’expérience. Il suffit de trimballer dans sa poche quelques noyaux de monneraie sauvage, riches en magnétite, qui désorientent la coulisse et libèrent ainsi les membres, même enflés par la succion traîtresse.
Bien des paysans ont essayé d’élever des nautres dans des fermes de la région, mais ces êtres sauvages se laissent mourir malgré la nourriture soignée qu’on leur procure et que certains pourraient leur envier. Rien n’y fait, ni les petits pâtés de blaîche à la salade de cerse, ni les filets de musse au carmin arrosés de cidre de ganderisier, ni même les rissoles d’ourtre de marais, si difficiles à ramasser.
L’Etat n’a jamais pu les acclimater dans ses parcs zoologiques. Lors d’une visite du Président en Transcarpasie, un couple superbe lui fut offert en cadeau de bienvenue. Très gêné, le Président… Que faire d’un couple de nautres, quand on ne sait déjà plus quoi faire des hommes de son pays ? Il en fit don au zoo de Palmore. Les nautres furent bien traités, confiés aux soins de gardiens hors classe qui les observaient avec une bienveillante malice. Mais le bruit de la mer proche intriguait les nouveaux pensionnaires. Un matin, on constata leur disparition. Le gardien-chef les découvrit à marée basse, sur une grève, noyés, serrés dans une étreinte rigide, emmêlés de sapech, souriant au soleil levant. Depuis, on a interdit de les capturer.
Beaucoup vivent misérablement à proximité de nos villes, dans les rares espaces laissés à la nature. Ils ne disparaîtront jamais en raison de leur prolificité que nos savants ne s’expliquent pas. Tout laisse à penser que leurs femelles portent pendant neuf mois un seul petit, et voilà que les nautres sont partout. Quand ils vivent dans la nature, ils se nourrissent de plantes ; on dirait que tout leur convient, comme aux chèvres qui broutent jusqu’aux papiers portés par le vent. L’herbe, voilà sans doute le secret de leur vigueur et de la belle santé de leurs rejetons. Certains sont d’avis qu’il s’agit plutôt des baies qu’ils connaissent mieux que nous et récoltent au bon moment ; ou encore qu’ils consomment certains champignons abhorrés de nos contemporains.
On dit qu’au siècle passé, les hommes mangeaient avec délices toutes sortes de champignons. C’en est bien fini, et seuls les nautres se risquent à cueillir des pleurelles ou des cétrotes tavelées, d’aspect pourtant peu engageant. On dit aussi qu’ils creusent le sol pour y chercher des toupes, ces fruits de la terre-mère noirs comme du charbon qu’ils vénèrent pour leur pouvoir magique.
bravo, donc problème résolu ?
bien penser aussi, dans la colonne de droite, à cliquer les catégories correspondantes au cycle et à l’exercice, c’est ce qui permet de s’y retrouver !
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