Le rituel du dimanche matin commence à 10 heures 30 lors du départ pour la messe. Le père grogne dans son coin répétant à l’envi son inquiétude d’être en retard ; mes sœurs annexent la salle de bain et ma mère trouve une occupation de dernière minute oubliant du même coup de se préparer. J’écoute l’agacement du patriarche qui monte crescendo alors que les minutes s’égrènent : le ronronnement du moteur diesel dont la mise en route vise à accélérer le mouvement, le premier coup de klaxon bref comme un avertissement signifiant « mais bon Dieu, qu’est-ce qu’elles font ? », le second plaintif quand le père manœuvre pour garer la voiture le long du trottoir à l’extérieur de la maison. J’attends assis sur la banquette en skaï quand les portes claquent. L’une après l’autre, mes sœurs s’engouffrent dans l’habitacle. À l’instant précis où les quatre enfants furent entassés à l’arrière du véhicule, le père lance : « et votre mère ? Si ça continue, on part sans elle ! ».
Nous sommes six enfants de chœur ; mes mains tiennent fermement les chainettes retenant l’encensoir ; le parfum monte en volute de droite et de gauche au rythme du balancement ; alignés derrière l’autel dans un immuable ordonnancement, nous nous inclinons dévotement en suivant les gestes du prêtre, puis reprenant une chorégraphie précise le groupe se sépare en deux pour s’installer dans les stalles en bois se trouvant de chaque côté de l’autel au moment où retentit le chant d’accueil de l’office. Ma famille semble accompagner des yeux ma démarche dans un mouvement de fierté et de jalousie mêlées.
Mon regard se perd dans les travées lors de la lecture du premier testament ; j’entends sans comprendre les paroles qui s’échappent de la bouche de mon père : « Mais si tu n’obéis point à la voix de l’Éternel, ton Dieu, si tu n’observes pas et ne mets pas en pratique tous ses commandements et toutes ses lois que je te prescris aujourd’hui, voici toutes les malédictions qui viendront sur toi et qui seront ton partage : Tu seras maudit dans la ville, et tu seras maudit dans les champs. Ta corbeille et ta huche seront maudites. Le fruit de tes entrailles, le fruit de ton sol, les portées de ton gros et de ton menu bétail, toutes ces choses seront maudites. Tu seras maudit à ton arrivée, et tu seras maudit à ton départ. » À la fin de la lecture, il descend les quelques marches qui le séparent de l’assemblée des laïcs, et s’assied entre sa femme et ses filles.
À pleine volée les cloches annoncent la fin de la célébration. Les portes de la cathédrale déversent le peuple de Dieu qui se retrouve sur le parvis baigné de soleil. Mon père serre des mains, félicite le prêtre pour son sermon, engage la conversation avec les uns et les autres, rayonne de sa présence. Il est le berger laïc au sein de la communauté pastorale. Un oncle m edemande des nouvelles de l’école. Je baisse la tête, regarde la pointe de mes chaussures, sans trop savoir quoi répondre. J’attends à l’écart des adultes que le rituel du dimanche matin prenne fin. Le temps s’étire tandis que le ventre gargouille. Nous sommes les derniers à partir.
Des années durant, je pris part à cette comédie jusqu’à ce dimanche matin où je refusai de me lever et d’être le faire-valoir inconditionnel de mon père. Je ne cédai pas et il n’y eut pas de discussions. Il me jeta un regard désapprobateur qui tomba comme un jugement définitif. Ils partirent tous les cinq à la messe me laissant le soin de préparer le repas dominical. C’était au sortir de l’enfance quand l’adolescence remet en cause croyances et rituels.
C’est clair et net comme une sentence. Puissance d’une langue sans fioritures.
Merci. J’ai pourtant toujours l’impression de mettre trop de mots 🙂
J’avais lu votre texte dès la publication. J’avais aussitôt différé mon intention de décrire le rituel de la messe du dimanche, car mon vécu semblait ressembler au vôtre, sauf que, étant fille, je n’étais pas enfant de choeur, et vous racontiez si bien le déroulement de ces dimanches jusqu’au niet de l’adolescence…J’ai donc écrit sur le carême, preuve que le religieux marque bien les souvenirs et laisse parfois des cicatrices…