La neige est arrivée. Annoncée par tous les sites Internet de prévisions météo, elle est bien au rendez-vous et procède par épisodes successifs, diurnes et nocturnes pour / tout recouvrir de dix à quinze centimètres immaculés, sauf les traces de quelques chats errants. / Sous le hangar, les deux premiers rangs de bûches sont couverts d’une fine pellicule. Il suffit de cogner l’un contre l’autre les morceaux pour faire tomber la neige. Bruit des bois bien secs que l’on heurte, pas moyen de se tromper sur le temps de séchage, deux ans au moins, musique des branches de charme… Le premier rang ôté, le bois est parfait. / La neige fixe-t-elle l’azote de l’air – effet durable ? Vigueur des prairies de montagne dès que le printemps succède à l’hiver et découvre une végétation dont la neige semble avoir préservé la force vitale. Revient l’angoisse de l’isolement dans la maison au-dessus du village, à près de 500 m d’altitude, au cas où la circulation deviendrait impossible – faire quelques provisions tant que la couche est encore roulable ? / Le verglas risque de paralyser les routes, camions en travers, côtes impossibles à monter sans pneus adaptés. / Après cette chute, une petite vague de froid fait geler la neige tassée par le piétinement et les roues de voitures
Il a de nouveau neigé un peu cette nuit, et ce matin tombait un grésil qui ressemblait au gros sel répandu hier. Puis tout a fondu en une heure – lourds nuages gris dont on annonce encore de graves météores. / Le blanc s’est emparé de toutes choses visibles de ma fenêtre. / La neige, troisième « épisode » (aujourd’hui, on utilise ce terme, mais depuis quand ? Pour signifier à peu près la même chose, on parle de « séquence » ; une « séquence » politique ou sociale…) / Un épisode de Bron (le pont) à la télévision…, j’observe les flocons, d’abord petits, dispersés, virevoltants, puis épais, lourds et denses, nous entrons dans un nouvel « épisode » neigeux. / Mais voilà qu’un brouillard subtil envahit l’atmosphère, imposant sa vapeur à l’ensemble du paysage envisagé, quoique devenu insaisissable, voilé d’une gaze immaculée. Il n’y a plus de paysage mais une blancheur diffuse qui entoure, pénètre, fait disparaître aux yeux étrangers, comme elle fait disparaître ces passants ou ces voitures aperçus il n’y a qu’un instant sur la route. / Brouillard « sur », « au-dessus de », « dans »… la neige, né de la neige. / L’horizon disparu, je ne peux que me fondre dans l’air jusqu’à devenir blancheur moi-même (le « glaçon dans l’air » de Reverdy), tenter l’expérience de m’avancer dans la prairie enneigée tels les soldats vêtus de capes blanches de l’armée soviétique ou finlandaise pendant la guerre jusqu’au moment où je disparaîtrais à mes propres yeux. L’inverse d’une fusion dans les ténèbres, quand l’ombre est telle qu’elle absorbe entièrement. / De cette disparition surgit alors le livre de Georges Pérec. La lettre e, la syllabe muette, la voyelle absente devenue « un blanc » dans le sonnet de Rimbaud, qui figure deux fois dans le mot neige (dont une muette) semble devoir s’appliquer à ce monde que le lin blanc du brouillard glacé fait disparaître. / Puis un autre mouvement météorologique, comme une séquence – « ce qui suit »- cinématographique vient modifier mon environnement. Les brumes qui montent de la vallée du Sornin ne sont pas tenaces. Au contraire, après la pluie ou la neige, elles annoncent le proche retour du soleil, et l’on passe du blanc au bleu mouillé côté ciel tandis qu’au sol, le manteau se pare de milliers de cristaux flamboyant dans les premiers rayons. C’est aussi le retour du paysage dont les plans successifs se découvrent, dont les reliefs apparaissent, encore atténués par des langues de neige ou des bancs de brume qui se déchirent. / L’atmosphère semble s’éveiller, peuplée de mésanges et de silhouettes lointaines. Elle s’était endormie dans un silence « blanc ».
L’horizon – où était-il ? – s’est avancé ; en face, les collines bornent le regard. Ligne noire, le brouillard gris les domine. La neige si douce, si légère, impose un uniforme, un justaucorps – un justausol – serré par les brandebourgs des haies. / Un unique rapace – ou est-ce un de ces corbeaux freux dont le noir même est absorbé par le laitier de brume ? – traverse d’est en ouest et ce n’est plus la terre, il vole, et ce n’est pas encore le ciel. Sur le poteau électrique, une crécerelle en faction voit filer un mulot, plonge en décrivant une spirale et remonte “déçue”, les ailes réchauffées, prolonger de son ombre l’isolateur où s’accroche la guirlande floconneuse. / Là où les lignes de pentes se coupent, le village, comme une poignée de feuillets blancs jetés, ou entassés au pied des bois et des gazons. La route n’est plus qu’un souvenir entre les pans de murs jaunâtres. / Abolies, les distances se mesurent en pas qu’on imprime en profondeur et que scellent les tampons des semelles.
Retour de la neige. Des flocons minuscules ébouriffent toutes les surfaces que le redoux avait découvertes. Le cadastre disparaît/apparaît pour se réduire à ses limites, haies, clôtures, bois tracés au fusain sur le vélin déployé. Au delà des premières prairies, le gris floconneux, cotonneux, absorbe les accidents du relief, les maisons, les arbres. Les innombrables piquets de guingois, fichés dans la blancheur, émergent enfin du sol qui d’ordinaire les confond avec l’herbe brûlée par le gel. / Le village est noyé. Disparues ses demeures qui montent, en prière, jusqu’à l’église, pas la moindre aspérité, la pointe du clocher ne parvient pas à s’extraire de cette vapeur mobile poussée par le vent de Nord Ouest. Les nuées de flocons rabattues du toit par les rafales tourbillonnent devant le balcon avant de s’abattre au sol d’où elles remontent parfois, soulevées plus haut que la maison. La fumée du feu de bois se mélange aux nuées grises, les colore d’un bleu sale, les entraîne en longues écharpes vers les fruitiers.
Ce matin, le soleil fait vibrer les prairies. Un peu de vert çà et là, sorti de la blancheur hier uniforme. Tout fond en gouttes lourdes, issues de la rambarde métallique qui se réchauffe plus vite, puis très lentement, comme chichement – pour l’instant – des branches horizontales du cerisier. / Nombreuses, “heureuses”, les mésanges s’accrochent aux boules de graines et graisse. Au moindre mouvement derrière la baie vitrée, s’envolent d’un arbre à l’autre, reviennent vers leur pitance. / Sortir après trois jours d’ombre glacée, quand le bûcher aux lourds paniers de bois semblait la seule destination possible. / Dans son vallon, le village prend quelques couleurs, ocres jaunes des pierres et du pisé ; gris et noir encadrent maintenant les toits immaculés. L’église surgit enfin, son clocher d’ardoises est un écho discret aux larges échancrures bleues ouvertes dans la couche nuageuse. Les arbres semblent s’être ébroués au cours de la nuit, ils ont perdu ces gaines de givre et de neige mêlés pour adoucir leurs rameaux hérissés. / Au bout du pré, la route reste déserte. Rares voitures, camions au ralenti, silencieux.
Un hiver sec et gris succède aux minces couches de neige vite évacuées. / Le ciel se dégage peu, on ne distingue pas les nuages, seul UN nuage, stratus, désignation possible, longues et larges strates, peu épaisses, teintes grises du plus sombre au plus clair, une nuance rosée derrière laquelle doit se cacher le soleil. / Depuis deux jours, vent d’ouest, ou du sud, après neiges ou pluies, amplifie la sécheresse, distille la rosée matinale. / Sécheresse d’été, on s’habitue. Brûle la peau, pénètre les os, les nourrit d’une nouvelle vigueur. Cet hiver, que se passe-t-il ? Ventose sans Pluviose… ? / La radio, quand elle n’est pas en grève, évoque les nappes phréatiques au plus bas, l’étiage des lacs et cours d’eau, niveau estival ; les manifestations sociales à leur niveau le plus haut. Dès qu’on parle de réforme sortent les calicots, percés de larges trous pour laisser passer le vent.