Les soldats se sont installé autour des tables de la salle des 3e classes. Le plus jeune, le dernier arrivé, s’est assis au bord du banc. Il pose sa gamelle devant lui, attentif à ne pas la faire tomber car elle est bien remplie. Sa main droite soulève le couvercle en métal avec un bruit sec pour déboucher le récipient rendu hermétique. Un fumet en sort. L’intérieur de sa main porte des cloques qui suintent, le jeune soldat pose le couvercle avec précaution à côté de la gamelle. De son autre main restée libre, il fouille dans sa poche de pantalon pour en sortir un couteau qu’il pose sur la table après avoir essuyer la lame avec précaution à l’aide d’un mouchoir chiffonné. Une portion de pommes de terre avec des fayots et des morceaux de viande grasse. Des fibres rouges la parcourent et la strient. Une lisière blanche et tremblotante est tendue sur l’un de ses côtés. Une couche épaisse par endroit. De la chair rosée et tendre de l’autre côté. Un morceau d’os, planté comme un mat dans la viande fraiche. Les doigts s’agitent et agrippent le couteau. La chair rosée est tendre et se déchiquète sous la lame. Le coup est porté. La chair se fend et se déchire. D’une main, le soldat tient l’os. Comme un petit cylindre taillé dans du marbre dont la surface est lisse et polie. Il casse net avant d’être repoussé sur les bords de la gamelle. Des tubercules à la peau jaune marbrée de rouge et de forme oblongue sont disposées en tas à côté. Il ne voit pas combien elles sont lisses et bien coupées. Il en attrape une à l’aide d’une fourchette et la porte à sa bouche avant de l’avaler. Sa bouche fait des bruits de succion rapides. Il avale le monticule de pommes jaunes avec voracité. Pas un mot…trop affamé pour parler. La viande est noyée dans une sauce brunâtre, une mer épaisse lie de vin. Un énorme bloc de granit en équilibre sur la falaise abrupte. Taillé de manière inégale mais de loin le rocher ressemble à un visage. On approche des côtes. Le steamer doit faire escale pour avaries. Une escale à Singapour après Colombo et Aden. Un autre soldat plus âgé assis à sa gauche a ôté sa vareuse qui le gêne. Il attrape le pain encore chaud de sa main droite dont les ongles incarnés sont noirs. Et dans un second temps, il extirpe de sa poche de pantalon un couteau pliant portant des taches de rouille avec un ouvre-boite et un épissoir. Sur le dessus de l’ustensile des plaquettes en matière noire quadrillée. Une tige de métal avec une partie saillante en hélice tient l’ensemble en équilibre. L’homme déplie la lame en se servant de son pouce et de son index. Sa main est large et épaisse il l’a utilisée auparavant pour les corvées journalières et le balayage du pont. Il reste de la poussière entre ses doigts. Cette main ressemble à la mie du pain de campagne un peu dense préparé sur le bateau, elle paraît forte et massive. Striée de veines rouge qui affleurent sous l’épiderme. Défilent des paysages plus verdoyants, ondoient les feuillages gris bleuté, des palmes desséchées. L’île est proche désormais. Le steamer accoste à quai et l’ancre est jetée. Des jonques s’entassent à perte de vue, leurs voiles blanches flottent à tous les vents. Arrivée au débarcadère. Aux alentours se dresse le tronc squelettique de cocotiers. Le jeune soldat s’attaque à la viande et mord dans la chair rosée et il se sert d’une tranche pain pour pousser la viande. Le pain frais est entouré d’une croûte croustillante de couleur dorée. La surface est craquante, brune et poudrée de blanc. La nouvelle recrue prend son morceau de pain et le trempe dans le récipient, la sauce détrempe la mie. Il porte le pain ramolli jusqu’à sa bouche et l’avale goulument. Il s’emploie ensuite à nettoyer consciencieusement sa gamelle avec le reste de son pain.