C’est une déambulation qui pourrait se fondre dans un songe d’été après une sieste trop longue, où l’esprit flotte tamponné entre plusieurs réalités, alourdi par la tension du retour, une longue avancée entre des motifs jaunes, rouges, verts, orangés, des répétitions et juxtapositions de lignes, de points, de trames, à hauteur de taille ou juste au-dessus de la poitrine, un foisonnement de nœuds de pagnes dansant entre la vision parcellaire d’étalages d’une marchandise baroque et impossible à énumérer dans un récit détaillé tant on est saisi d’une sensation de tunnel, où le regard, par l’écrasement de la perspective, semble se noyer, y perdre sa focale et, à cause de ce flou, du son des langues inconnues, des apostrophes sèches, des klaxons, des harangues, de tout ce qui harponne le corps, désormais l’attention ne parvient plus à délimiter l’espace dans lequel on avance, pas plus que les kilomètres de rayon du marché, les hectares d’abris sous tôle, les centaines de milliers de personnes, clients et commerçants, mais tout de même l’on perçoit la nette différence d’avec les abords grouillants d’une fête foraine, le retour d’une manifestation, la sortie d’un stade ou ces anciennes processions de village après le feu d’artifice, et l’on se trouble de constater que cette différence ne tient pas seulement à la masse impressionnante de matières colorées et de formes en mouvement tout autour, mais surtout de ne plus se ressentir à l’intérieur d’un corps, enfermé dans un être unique et séparé des autres, mais constater tout au contraire que l’on est fondu dans les centaines de milliers de corps qui vibrent tous en soi, derrière des yeux et entre des oreilles une seconde encore auparavant, à présent dans la large ouverture où le monde apparaît, on flotte. Alors roule l’idée que si la conscience a quitté le corps qui déambule lentement sur les bords de la lagune de Dan, figure tutélaire de l’abondance, divinité trônant sous la construction en béton du marché en dur, c’est qu’elle est libre de l’odeur du piment, de la crampe au ventre, de la chaleur et du dos brulé, que ce qui nous trompe, c’est de se fondre quotidiennement dans ce corps qui ressent la crampe, le piment et la brûlure, de ne pas suffisamment tenter de s’en dessaisir, cesser de zoomer, de n’y être plus entièrement mobilisé, ce corps qui, par d’infimes changements chimiques et musculaires, de brèves tensions, bourdonnements et resserrements, nous fait dire que nous sommes cela, et uniquement cela qui ressent, entend, voit, goûte, que le monde de nos perceptions est le seul monde qui jamais ne fût et jamais ne sera, un monde intenable, infernal, impossible, un monde dont personne ne s’échappe, et où chacun sera à jamais voué au tragique de son existence, ne choisissant ni sa venue ni son départ, un pantin qui cherchera toute sa vie à fuir la dislocation pour s’approcher du sens, comme s’il y avait un sens, et comment penser autrement, il doit bien y en avoir un, sinon ce serait à hurler, mais bien entendu qu’une explication attend quelque part, sinon nous serions aux enfers. Et pourtant, à l’instant, la conscience s’est détachée du corps, elle n’est plus en soi, la liberté a pu se déployer sans aucun agissant, sans personne pour le dire non plus, et si cela a duré une seconde, c’est que cela peut durer davantage, quelques minutes, une poignée d’heures, peut-être même trois jours ou quatre rotations terrestres, qui sait ? Et si ce que l’on pensait impossible peut advenir, alors on finit par se demander si la liberté n’existerait pas dans cette vie, dans ce monde, si l’on se serait pas en train d’approcher la sortie du tunnel ?
oui ben c’est un parfait fleuve de sensations
L’ouie et la vue : une avalanche de sensations mais pour moi, peut-être au bord de l’asphyxie