Une fois par semaine, le dimanche, ou peut-être tous les quinze jours, apparaissent Céline et Maurice. Deux êtres disparates, une grande gigue au chignon roulé toujours en talon, maquillé aux yeux langoureux et lui petit homme en pull rayé qui ressemble à Popeye. Mon père a une tante, c’est elle, elle vit avec Maurice, mon père l’appelle oncle et nous aussi, ils ne sont en rien mari et femme, amants de longue date et complices de vie, plus tard lorsque Maurice sera malade, ils feront un mariage un matin de juin. Tenez les enfants, tata Céline est mariée, ça vaut bien un paquet de bonbons. Fallait pas, vous les gâtez trop. Chaque dimanche, pendant des mois, à quinze heures, Céline et Maurice sonnent. Mon père n’est pas au mieux, fatigué, dépressif, dépendant, ils viennent le distraire et on en profite ! Mon frère crie Il arrivent, ma sœur reprend Les voilà, un quart d’heure après les rires et la voix gouailleuse de Céline dominent la table de la salle à manger, nappe propre, verres et carafe d’eau, bouteilles de bière, et les cartes. Jeu de Rami avec deux fois cinquante-deux cartes et les Jokers. Cartes en main ce sont des A toi ! sans fin, des Je passe, Je pose, Echange ton joker au lieu de traîner, Allez Maurice compte tes points, Et toi cache tes cartes, 51 ! Elle a gagné ! Je joue en doublette et puis seule. Les petits regardent sans moufter. Des biscuits à l’orange, délicieux petits pains d’épices couverts de sucre glace avec un nom de sommet des Alpes ou une tarte aux pommes si ma mère a eu le temps, a trouvé des pommes : pause-goûter entre les deux parties. En hiver, ma mère chauffe un chocolat… Il y a aussi les bonbons. En vrac dans des sacs en plastique. Vous les gâtez trop, ils n’ont pas besoin de ça. Ceux-là, tu les aimes, les rouges au sirop. Tiens, encore un nounours à la guimauve, c’est le dernier. C’est trop. La partie reprend, les cartes forment de longues files devant chacun, les séries alternent figures et couleurs, dévient de leur chemin pour éviter la file du voisin. Rami ! Maurice crie victoire, il pose les cinquante et un points d’un coup, échange deux jokers, transforme des suites en carrés, pioche une carte sur mon jeu et une autre sur le jeu Céline, ils sont hilares tout à la joie du hasard et de la patience maline de Maurice, Rami ! Rami ! Vers dix-huit heures, la fumée des Gitanes de Maurice, celle des américaines de Céline, la bière dans le fond des verres, l’odeur de whisky, le reste de lait chaud et les sucreries qui collent aux dents, vient l’heure des au revoir. À dimanche ! Y’aura des bonbons ? On ne demande pas, voyons, excusez-les.
Les cartes sont rangées, la table est mise. Après la fête de l’après-midi, les traits d’humour, les blagues lourdes et même l’autorisation de regarder quelques publicités à la télévision, les assiettes vont être remplies. Vous avez mangé assez de cochonneries, tu diras à ta tante de ne pas les gaver comme ça. Pour le repas, une assiette de ce que l’odeur annonce déjà, une odeur fade de mousse, une soupe toute prête à partir d’un sachet de poudre diluée, il reste toujours des grumeaux dans le liquide épais et blanchâtre, la soupe aux champignons ne ressemble pas à l’image du paquet, et il y a pire, la soupe aux asperges. Avale, c’est rien les morceaux, c’est des bouts de champignons, cette enfant est trop têtue, de qui elle tient ça, avale je te dis, ça n’a pas de goût. Le goût c’est champignon, c’est bon les champignons, et tu les aimes, c’est pareil, champignons, soupe de champignons, arrête cette comédie, avale, je te dis avale et n’en rajoute pas avec les morceaux, avale sans mâcher si tu veux pas de morceaux, approche ton assiette, tiens ta cuillère, avale, avale. La soupe en sachet c’est pour les cosmonautes. Ça fait rire mon père après ses cris. Ma sœur et mon frère enfournent la pâte glaireuse dans leur bouche, la tordent en grimaces discrètes et elle disparaît. Je ne sais pas le faire, dès que le liquide fade touche mes lèvres, mon palais, que l’odeur m’envahit, j’ai des hauts le cœur, des hoquets affreux. Alors, mange si tu veux aller sur la lune ! Ah elle est bonne celle-là, elle est bien bonne. Qui veut la dernière louche ?
Le dernier manteau que ma mère m’a acheté était un manteau en laine écossaise, de couleur rousse, un manteau feuille morte, douillet, aux longues fibres, double rangée de boutons et col rond. Il vous va bien, avait dit la vendeuse. Le précédent, ma mère l’avait apporté dans la chambre de l’hôpital où j’étais allongée pour une semaine encore. Elle a failli mourir, disait ma grand-mère pour la vingtième fois, vivant par procuration, le danger que j’avais affronté. Heureusement Gabriac — le docteur, vous le connaissez — il a une de ses malades qui en est morte, il s’est méfié. Fallait voir comme il nous a fait dépêcher, Pépé et moi. Elle a failli mourir. Cinq minutes de plus et… ma mère est contente, elle est venue chez ses parents puisque je n’ai pas pu prendre le train comme prévu pour rentrer en Suisse, elle a entraîné mon frère et ma sœur dans la traversée de sept cents kilomètres en voiture et ils sont là, tous les trois, eux aussi sont contents de ces vacances inattendues. Ils n’ont rien à me dire, seulement que la neige est arrivée, qu’ils iront skier au retour. Au Lac Noir. Ma mère sort d’un sac, un manteau de coton rouge en tissu épais, un tissu semblable à celui des vestes de marin, une veste dont aucune veste de marin n’aurait la couleur, ni la coupe. C’est une coupe trapèze, un trois-quarts, tu aimes ? Ça va à tout le monde, cette forme, ça peut pas être trop petit. Si les épaules vont, ça, va. Si ça va pas, on peut changer, quand j’ai dit que tu étais à l’hôpital avec l’appendicite, la vendeuse était gentille comme tout. Tu l’essaieras quand tu pourras te lever, mais il te va, c’est ton genre, ta sœur est d’accord, on va le garder, c’est du coton, tu auras assez chaud, du coton bien épais, tu mettras un pull en dessous. La fermeture éclair qui joint les deux grands pans de tissu ressemble à ma cicatrice, trop large, trop épaisse, cousue serrée, surpiquée, allant du dessus des genoux jusqu’au cou, on ne voit qu’elle sur mon ventre suturé. C’est élégant cette encolure, tu ne trouves pas, dit ma mère.
Ce texte est formidable. Je venais voir comment faire cette #08 qui se refuse d’emblée et je suis tombée dans le texte. On est vraiment dans des atmosphères et les trois textes sont liés et sans couture visible. Du joli travail de chirurgien esthétique ou de magicien. Et alors l’humour de « la soupe en sachet c’est pour les cosmonautes » et « mange si tu veux aller dans la lune ». Voilà qui apporte un supplément à l’atmosphère. Les paroles sont aussi parfaitement introduites et donnent assise au texte. Vraiment, merci, Catherine.
Merci Anne ! oui un bon moyen d’écrire sur des moments complexes tentés plein d’autres fois et cette fois vivants et vivables ! Ca m’a fait du bien aussi,
j’ai plongé dans les paragraphes 2 et 3
(plus de mal avec le 1 / pas compris l’histoire de la mort statistique du père dans un carrefour de Barcelone ?? un carrefour ? un magasin ou un croisement de routes ? il est mort et il ressuscite alors ? ou j’ai loupé des épisodes, enfin ça m’a gênée… mais j’ai continué quand même… et j’ai bien fait)
cette odeur fade de la soupe toute faite avec des morceaux durs dedans, les hauts le cœurs
et ce si beau manteau avec des surpiqures ! j’adore…
Bonsoir,
je t’ai répondu par ailleurs mais voilà le premier paragraphe refait avec l’énergie des deux autres ! Alors des mercis ne suffisent pas, car tes regards sur nos textes et ces retours, ce sont des vrais trésors,
oui le fond… et puis cette façon d’inclure les paroles comme une incision dans le cours du texte,… j’aime