La descente commence sur une passerelle de Gare du Nord, à Paris, un été ensoleillé. Je viens prendre L’Eurostar. Quel nom pour un train souterrain ! Une première expérience éprouvante pour qui n’aime ni les sous-sol, ni les caves, ni les souterrains, ni les grottes, ni les tunnels.
Montée dans le train. On place les bagages, on trouve nos places, on s’assied, on attend, on parle. On cherche à me rassurer, me tranquilliser. C’est seulement un trajet. Pourtant là assise, sans bouger, sans rien faire, l’appréhension débute vite. Le train part. J’anticipe le mal-être en regardant derrière la vitre les prairies aux herbes floutées, aux troncs d’arbres déformés par la vitesse. Quelques vaches bosselés, elles aussi, à la Dali. Respirant l’air conditionné, je me conditionne. Je me sens dans une fusée horizontale, ici où le passage de l’atmosphère au sous terre se doit d’être amorti. Je le voudrais discret. Pourtant je ne peux m’empêcher de guetter le moment du choc sensoriel, du déclic dans l’oreille de l’entrée dans le tunnel. Ma peur monte, voudrait s’extasier de l’instant où je vais être enterrée. On descend imperceptiblement depuis un certain temps. Tout est progressif dans ce train sensé être confortable, rapide, efficace, moderne, parfait. Tout est sous contrôle, sous sécurité absolue. Que de « sous ». Moi sous la mer, j’ai peur. La vitesse brouille les sens en alerte. Rien de net. Le flou gagne du terrain. Des murs sans teinte, le long de la voie ferrée, limitent le regard vers l’extérieur, je ne les ai pas vus venir. Ils se doivent de cacher cette descente vers la mer. On y est ou pas ? Oui on doit y être sous ses profondeurs. Casque musique rock à fond sur les oreilles. Tout le monde doit entendre mon subterfuge. Recroquevillée sur mon siège, genoux au menton. Justement on ne voit rien. On imagine tout. Toute cette mer, toute cette eau sous laquelle mon corps est. Toute cette masse mouvante, sombre, profonde, incontrôlable. Je vis, je respire sous la vie animale, sous la vie végétale, sous le fond marin. J’étouffe, j’ai froid. Mon angoisse des profondeurs. Pourtant tout a été prévu, aménagé, tamisé pour que je ne sente rien, pour amortir les appréhensions, pour oublier où on est. Mais je n’oublie pas que je suis dans 75 mètres de galeries sous les flots. Si j’ouvre les yeux, je vois mon reflet crispé dans la vitre de la fenêtre. Et si. Et si il y avait une panne électrique, un problème de ventilation, un séisme, un ouragan, le jaillissement d’un volcan sous-marin, la naissance d’une île… 38 kilomètres avec mon corps sous des porte-conteneurs, des chalutiers, des voiliers, des milliards de tonnes d’eau froide, noire, hostile, mortelle. Couloir maritime capital, trafic intense au dessus. Et si elle coulait cette flotte, si elle s’écoulait cette mer, si se fracasseraient les murs de ce tunnel sous la Manche, si l’eau arrivait, elle arriverait vite dans le train, je serais noyée. Je tente de raisonner, me raisonner encore. Pas encore fini le passage. C’est long, très, très long. Et puis soudain je vois presque par magie oui je constate que le train est ressorti, maintenant il roule en extérieur. Moi dans le train. Tout va bien. Soulagement. La mer s’est retirée. Je ne l’ai pas vue la mer mais je sais qu’elle était là. Je ne suis pas un poisson, je pourrais presque en rire maintenant. Moi je suis là dans le train qui fonce. C’est fini. Fini mon passage dans l’Eurotunnel. On va bientôt arriver. Tout va bien. L’air est toujours conditionné mais on va arriver dans 15 minutes à London S. Pancras International où un ciel nuageux m’attend. Enfin tout va bien, tout est normal.
« L’Eurostar. Quel nom pour un train souterrain ! » indeed !