Deux grandes fenêtres, 2 m 50 sur 1 m 30, comprenant chacune 8 vitres carrées voilées d’un rideau en lin. Entre les deux fenêtres, un pan de mur large d’un cinquantaine de centimètres, contre lequel est appuyé un miroir étroit entouré d’un cadre blanc, et dont les grands côtés sont à la verticale. Les murs sont blancs. De par l’inclinaison du miroir, le reflet de la chambre paraît descendre en pente douce jusqu’au mur du fond. Le paysage est vu par la fenêtre de droite.
Battant droit ouvert, 12 h 41
Il pleut. Sur le toit du petit bâtiment d’en face, les tuiles brillent, en rangées perpendiculaires à sa base, la ligne de la gouttière en zinc. À moins qu’elles ne soient posées en lignes horizontales reliant les deux autres côtés bordés par les tuiles faîtières derrière lesquelles un autre toit veille, plat, resplendissant, tout en zinc, hérissé de petites cheminées coiffées de chapeaux chinois. La partie de ce toit qui descend presque à angle droit est recouverte d’ardoises et trouée de deux fenêtres en chien-assis, surmontées elles aussi d’un chapeau triangulaire, en pierre, l’une des fenêtres n’a qu’un seul rideau, blanc, dans sa partie gauche, comme une taie sur l’oeil. Carrés des ardoises juxtaposées, petits carreaux des fenêtres sans volets sous le toit de tuiles, blocs de grès rectangulaires de l’immeuble contigu à droite, plus élevé et dont le toit en forme de trapèze exhibe une lucarne rampante, rampante mais gonflée, comme une grosse verrue. Le bombé de la lucarne ressort comme une incongruité dans ce paysage de rectangles, triangles et carrés, des lignes, des lignes qui se croisent le plus souvent à angle droit, à l’exception de celles des toits. Et de celles que dessinent les vieilles pierres du mur qui date des croisades, aux angles arrondis, aux formes et teintes diverses, beige, gris, noir. Et de la meulière ancienne du mur qui court sous la terrasse et s’éclaire fugitivement quand le soleil perce les nuages. La pluie a cessé. Les formes innombrables des pierres du vieux mur, animées d’une danse qui ignore le rectiligne et l’angle droit, courent le long des immeubles, tout le long, disparaissant brièvement derrière le pan du mur au miroir pour reparaître, toujours aussi folles, dans la fenêtre de gauche.
18 h 01 – rideau ouvert.
Grondement de tonnerre. Sur les vitres fermées, des gouttes de pluie en pointillés, un filet de perles dans la lumière jaune de l’orage. Le morceau de ciel inscrit dans les carreaux inférieurs de la fenêtre est d’un blanc très lumineux au-dessus du toit de tuiles, il s’assombrit progressivement jusqu’au gris dans les carreaux du haut. Mais le temps de l’écrire, tout a changé. La pluie s’est arrêté, le ciel est maintenant blanc partout, séparé en deux par la diagonale du rideau roulé et attaché sur le côté. Blanc éclatant dans les vitres nues, il apparaît d’un gris uniforme à travers la texture fine du voilage sur lequel se détachent les lignes noires des fils de chaîne. De grosses perles translucides s’accrochent à la barre d’appui qui paraît plus basse que la terrasse d’en face, révélant les petites balustrades des fenêtres, aux fines barres parallèles. La façade de l’immeuble de droite a viré au jaune, et des teintes différentes apparaissent sur les blocs de grès lessivés par la pluie, certains plus clairs, d’autres tachés de gris. Les jointures entre les blocs sont blanches, comme le châssis des fenêtres qui contraste avec leurs petits carreaux uniformément noirs, noirs comme les toits, comme la gouttière verticale qui borde de haut en bas le coin de l’immeuble de droite. Encore du noir, s’étalant en longues traces sur la tour en ruines, à partir du haut. Une antenne dépasse du petit toit de tuiles, comme la flèche d’une cathédrale engloutie. Le soleil a réapparu dans l’autre fenêtre, le grand immeuble de gauche avec ses cheminées n’est plus qu’une ombre grise aux formes géométriques.
Rideau baissé – 19 h 12
Sur le filtre neutre du rideau en voilage écru, le soleil avec ses rayons projette l’ombre de la croisée, multipliant les lignes et faisant scintiller une bande ajourée comme un filet très fin dans lequel un nuage rose s’est fait prendre, mais il s’est vite échappé, il vogue pour disparaître derrière le faîte du toit de tuiles. La texture du rideau rend le ciel duveteux. La barre d’appui, peinte en noir et de section carrée, paraît s’être déplacée vers le haut, masquant le bas des fenêtres, leur faisant un visage au long nez droit et dont les yeux, étirés horizontalement, coupent à angle droit les fils de chaîne noirs du rideau, dont certains sont groupés par cinq comme une portée musicale, d’autres par deux, et qui s’impriment verticalement sur les façades garnies des nombreuses fenêtres à petits carreaux. À travers le voilage de lin, les bâtiments apparaissent comme sur une photo en noir et blanc, pâlie par le temps. Seul le ciel est colorié : bleu tendre, avec des traînées blanches marbrées de rose-orangé par la lumière du soleil qui se couche.
20 h 14 – soleil caché derrière les immeubles.
un carré de lumière blanche, fantomale, occupe quatre petits carreaux de la fenêtre, au deuxième étage de l’immeuble de droite. Sur les pierres meulières, à gauche, la lumière dessine des taches irrégulières et mouvantes, pailletées de ce qui reste de perles sur la partie de vitre sans rideau. Le petit toit de tuiles est dans l’ombre mais derrière lui s’étend un ciel bleu piqué de minuscules cumulus, un ciel qui paraît s’étendre loin, comme s’il y avait une plage là derrière. Une œuvre abstraite, dans les gris et les jaunes, sur le mur qui jouxte les tuiles du toit. Masse blanche de nuages émergeant de derrière le voilage écru et se déplaçant en diagonale dans la vitre nue. Aux quatre fenêtres sous les tuiles, les barreaux verticaux des balustrades paraissent jaillir de la barre d’appui d’ici, à laquelle reste suspendue une perle unique. Ils se détachent nettement, comme dessinés à l’encre de Chine. Première fenêtre à gauche, entièrement coloriée en beige. Deuxième fenêtre, sur le beige se reflète l’image de deux petites fenêtres noires, comme dans un miroir déformant. Troisième fenêtre, traînées beiges sur fond noir, quatrième fenêtre, entièrement noire.
21 h 49 – la nuit est tombée.
un gros nuage noir passe lentement, comme une baleine, au-dessus du toit de tuiles plongé dans l’obscurité. Le ciel est bleu-vert, très pâle, d’autres nuages noirs s’effilochent contre la silhouette sombre des immeubles, les fenêtres ne se distinguent plus de leur masse, trois d’entre elles sont piquées d’un minuscule point lumineux. 22 h 10 – C’est un château en ombres chinoises qui s’inscrit en bas de la grande fenêtre, tout le haut rempli du ciel toujours clair, dégagé de tous ses nuages. Sous la diagonale du rideau fixé sur le côté, les vitres noires reflètent les livres alignés dans la bibliothèque qui paraît adossée aux façades d’en face. Adossée mais transparente puisque le petit point lumineux situé dans l’une des fenêtres sous le toit maintenant indiscernable, brille toujours avec le même éclat. 22 h 17 – Les fleurs séchées du vase en cristal, le Ganesh qui danse dans sa mosaïque, le porteur d’eau de Marrakech et les deux petits baffles noirs posés sur la planche du haut semblent se présenter sur une scène improvisée, suspendue entre les immeubles, dans l’attente des trois coups.
Quelque chose de géométrique et de chirurgical dans ces descriptions, comme si l’on aller opérer le paysage.
j’ai fait une abominable faute de frappe… désolée…!
j’avais pas vu la faute de frappe…
mon propos était de décrire l’action du couple rideau-fenêtre sur la géométrie du paysage, un mouvement de l’intérieur (de la pièce) vers l’extérieur. la piste de l’opération est intéressante, en ce sens que celle-ci implique un mouvement inverse : de l’extérieur vers l’intérieur. ça donne envie de développer. merci Marion.
j’ai relevé pour ma part la précision – que je qualifierai du coup de chirurgicale – du timing, le temps découpé à la minute près. merci !