De la Juva noire je ne me souviens pas. De la verte oui, un vert doux, avec un gros museau. On la voyait à travers la vitre du magasin, garée sur le petit triangle qui formait la place du Centenaire, à la jonction de deux rues pavées. Elle sentait le caoutchouc, le plastique et le tabac gris. Le grand-père entrouvrait la vitre et tournait la clef. Coincée à l’arrière entre mes parents, penchée dans l’espace étroit entre les sièges avant pour mieux voir défiler la route, j’attendais l’enchaînement immuable des étapes qui se terminerait comme chaque dimanche, ou presque, à la maison du Sourd. Pendant les seize premières années, il y eut la Juva, puis une Isar break bicolore, du même vert d’eau et blanche, puis l’Ondine de mes parents avant la série des Opel break plus spacieuses. De la Juva à l’Opel, le trajet s’était raccourci. De 60 kmh on filait à 90 comme sur le jeu de cartes des Mille Bornes. Mon grand-père nous avait quittés, le magasin était fermé.
Entre le bourg retenu sur son éperon par le contrefort de ses remparts et la colline couronnée de Laon, la RN2 filait en droite ligne, glissant de vallons en vallons jusqu’à la plaine. Mais nous l’avions déjà quittée, bifurquant vers l’est au coin de la grande villa Delloué-Bertin, riche industriel du temps du comptoir linier, que nous appelions le château. L’impatience m’ordonnait de vérifier l’ordre des repères : le Pont de Pierre, la cidrerie, puis Voulpaix et l’affreux mur en béton de son cimetière, la grande ferme fleurie, le terrain de foot et les voitures garées dans l’herbe les jours de match. Au calvaire, ma grand-mère se signait. On arrivait à la patte d’oie. Je me disais « patte d’oie » avec la même gourmandise que « nids de poule » ou « dos d’âne ». Allions-nous poursuivre tout droit vers la Vallée au Bled – renommé la Vallée au Blé – ou bifurquer vers Lemé, et le bois de la Cailleuse, induisant une étape au cimetière (mais nous n’avions pas pris de potée) ou un verre de cidre à la ferme des cousins (il était trop tôt). Non, mon grand-père continuait tout droit jusqu’au carrefour de la Rue Guthin, puis à gauche vers la petite gare désaffectée, par-dessus le Rieux et aussitôt dans l’étroit chemin jusqu’au puits de la maison du Sourd. Personne n’avait été sourd, c’était le nom du village, probablement à cause de ses sources. De même la Vallée au Bled n’avait rien de péjoratif pour ses hameaux dispersés, seulement le signe de sa fertilité. Mais ainsi que l’époque tend à débusquer l’outrage au pied de la lettre, ainsi les Vallibladiens, un jour des années 60 laissèrent tomber le D insultant, tout en gardant leur nom révélateur de leur origine.
Ce long ruban suivait les replis du bocage. Le printemps blanchissait les haies d’aubépine, l’été les hannetons, les papillons – machaon, citron, piéride, petite tortue, vulcain, argus bleu – narguaient nos filets, l’automne remplissait les paniers de rosés des prés, de faines, de châtaignes et de noix. L’hiver je lisais les vieux livres de prix toilés rouge devant la cheminée où brûlaient les branches de pommier. Mais surtout octobre était le mois de la récolte des pommes qui finiraient dans le pressoir, d’où coulerait d’abord le cidre doux à l’odeur de miel puis celui qui remplirait les tonneaux de la cave. Le fils d’Ida errait aux alentours. On pouvait le suivre de loin en écoutant sa voix déverser des histoires à n’en plus finir. Parfois on se rejoignait à la ferme voisine ou on escaladait les bottes de foin de la grange qui piquaient la peau. Je devenais une sauvageonne , je courais la campagne et il suffisait de revenir au crépuscule. Personne ne s’était inquiété. Le métier à tisser et le rouet des arrière-grands-parents dormaient au grenier, le seau du puits était remonté, on éteignait le feu dans l’âtre. Au retour, je m’étais endormie. On était revenu en ville.