Après la longue escale à Aden on est reparti, le bateau ayant dû relâcher dans le port pour avarie. Il a fallu remonter dans ce cloaque et je n’en ai jamais vu de pareil. Suis pas seulement un cul terreux. Imaginez cinq cents corps ensarrés dans ce steamer de malheur avec 250 bourriques entassées partout où il y a de la place. Trop d’encombrement trop de chaleur. Urine et purin se mêlent ça suinte, ça ruisselle malgré les heures de lavage. Tout le sol est imprégné de cet enduit visqueux qui colle aux espadrilles. L’eau au lieu de nettoyer étend le désastre qui contamine l’intérieur du bateau. Cette odeur de merde repoussante est partout. L’escale nous a permis de respirer un air moins vicié. L’infection est bien présente depuis plusieurs semaines déjà. Nul remède. On ne s’y habitue pas. C’est une souillure généralisée. Et puis les chevaux continuent à tomber on dirait une tornade qui les fauche un par un, un tourbillon s’est emparé du steamer et les cadavres des chevaux soulevés par les hommes sont jetés dans les flots. L’odeur -celle des chevaux- s’est mêlée à celle de la peuriture et du sang. C’est l’enfer. Certains d’entre nous portent une écharpe pour se protéger de la puanteur. J’ai demandé à l’infirmerie un bandage pour me masquer car cette malpropreté me lève le cœur et pourtant, j’ai l’habitude des bêtes mais la puanteur est telle qu’elle a atteint un seuil intolérable. Il faut pourtant faire les corvées, décharbouiller avec de vrais torrents d’eau pour chasser le fumier, aider à déplacer les dépouilles des chevaux avant que leur corps ne soit raidi. J’aide à la manœuvre tant elle est difficile et on s’y met à plusieurs : il faut les jeter par-dessus bord et s’en débarrasser au plus vite pour désinfecter son box. Ça me crève le cœur j’aime tellement les chevaux il n’y a rien à faire. Le cheval est hissé avec des cordes et il glisse peu à peu vers mer et disparait dans les flots. Une vingtaine de chevaux est déjà mort et on n’arrête pas de les jeter dans la mer. Je ne vais pas chougner. Faut bien durer.
Il y a eu cette histoire de douche. On l’a dit tu aimais être matinal, tu te levais tôt pour être l’un des premiers à pouvoir faire tes ablutions réglementaires, mais ce jour-là les gars t’ont fait comprendre que tu n’étais pas prioritaire -toi un simple soldat parmi les autres- car ils voulaient tous aussi ôter cette odeur qui leur collait à la piau comme à la tienne, et ce jour-là tu as dû attendre ton tour avant de pouvoir te doucher car ils en avaient assez de ces relents pestilentielles alors tu as patienté et tu as pu entrer finalement dans la cabine de douche. Bref on peut dire que tu as attendu ton tour et tu es entré tout habillé avec ton pantalon de treillis et ta chemise en coton dans cet espace clos car dans ce bateau destiné habituellement aux pèlerinages tout est aménagé pour les touristes et les cabines de douche sont individuelles, suprême luxe lorsqu’on est soldat. Tu as pu bénéficier des derniers aménagements modernes entre ces quatre murs, comme cette douche dont tu diriges le jet alors qu’habituellement tu utilises plutôt une lavette pour te nettoyer et tu as ôté tes affutiaux en frissonnant non que tu craignes l’eau comme à la campagne où l’on demeure soupçonneux à son égard mais pour toi c’est presque un soulagement de sentir l’eau douce couler sur ton corps tout entier, de pouvoir chasser cette odeur si repoussante et de sentir sa fraîcheur. Il y a des cloisons assez minces en bois qui te séparent des autres douches et tu peux entendre l’eau couler et quelques grognements de satisfaction, derrière toi il y a un porte manteau et la serviette distribuée par le sergent. Tu restes immobile sous le jet qui te nettoie et tu as appris à savonner les endroits cachés comme sous les aisselles, la poitrine et le sesque, ces endroits malodorants que tu as appris à te frictionner pour ôter la crasse par mesure d’hygiène et d’ailleurs tu vas être convoqué pour la visite médicale.