69° 43′ 04 30° 04′ 35′

Vu qu’il est rond le monde, ça devrait pas être si facile de lui trouver un bout. Et pourtant, ce sentiment d’être au plus loin, à la frontière avec le rien, au seuil du pas au delà de ce qui tient. Épiphanie. Cette intensité donc de soi que l’on ressent à certains endroits. Plein d’une disponibilité inconnue, attentif à tout car sachant qu’on y sera plus jamais après. Et que, même si, l’envie de ne rien perdre de cette rencontre. Le pieds gauche se pose en premier, crisse dans la neige fraîche de surface et rencontre celle, plus dure, des jours précédents, accumulée depuis des mois. Le pied droit s’avance à son tour, les jambes se tendent, le buste prend son équilibre. Et tout le corps alors est là. Au bout du monde. Techniquement, il y a bien plus « loin ». Mais le bout du monde n’est pas une question de distance, tous les points sont mobiles. La rue est déserte. A droite, c’est l’intérieur de la petite ville, comme enveloppée dans une ouate de silence. Des gens passent, cabas au bras, caddys à roulettes. On trouve ici toutes sortes de magasins, de marchandises, même des guitares électriques. Un épais nuage blanc sort des bouches, les poumons s’emplissent d’une sensation comme de particules de glace pilées, ça chatouille un peu, c’est très supportable. Les mains gantés sont bien au chaud dans les poches. Le froid donne au ciel nocturne une fixité comme du verre, une sorte d’épaisseur transparente infinie, au dessus et tout autour, bleu cobalt. Le baromètre extérieur annonce -20°. A main gauche, parallèle à la route qui mène au port de pêche, se trouve, une centaine de mètres en contrebas, un large bras de mer qui se déverse, dix km plus haut dans la mer de Barents. Des grilles de fer rouillées longent le chemin piéton qui s’éloigne du village, contre la route, émettant des tintements métalliques lorsque soufflent les bourrasques du vent, comme une petite musique aigrelette et désaccordée. Laissant la route filer devant soi, si l’on pénètre à angle droit derrière le grillage, on s’enfonce dans un dédale architectural constitué de cubes de métal grillagés, d’environ un mètre sur un mètre, empilés les un sur les autres jusqu’ approximativement cinq mètres de hauteur, reposants sur un plan plat de type parking s’étalant jusqu’au port, là bas, au loin. Ce sont des paniers à crabes vides. Ils forment comme les immeubles d’une ville labyrinthique avec ses rues aveugles. Malgré la pale clarté laiteuse de la lune se réfléchissant sur la neige, perçant par endroits l’obscurité, on ne voit pas où mènent ces allées encastrées entre des murs de casiers qui nous dépassent de deux ou trois hauteurs d’homme. On progresse presque à tâtons dans ces droites, ces angles, devinant au bruit éloigné du sac et du ressac ainsi qu’ à l’air iodé, la présence du bras de mer, devant. Il émane de ce lieu quelque chose de menaçant. C’est un site utilitaire, ceux qui le fréquentent n’ont d’autre raison d’y être que d’accomplir une action, pas de regarder, pas d’observer. Le promeneur ici, se sent clandestin. Il a d’ailleurs fallu se glisser dans une déchirure du grillage pour y accéder. Le village est un bout du monde mais ce quai en est un autre, beaucoup moins poétique, ou d’une poésie beaucoup plus sombre. On ne peut regarder ces casiers sans voir les millions de crabes qui y ont séjourné et y sont mort. Ce lieu est un abattoir industriel, concentrationnaire et cet autre bout du monde, dans le silence polaire de la nuit arctique est celui des noirceurs de l’âme humaine en ses extrémités, jamais éradiqués, à deux pas du quotidien tranquille des habitants du village, qui, pour une bonne partie d’entre eux, y travaillent. Au loin quelques lumières clignotent en haut des mats des bateaux. Se guidant à ces fanaux, on arrive à la jetée où surgissent, comme de géants animaux dormants, enveloppés d’une forte odeur de graisse et de cambouis, d’énormes chalutiers à perches, immobiles, sur les ponts et au pied desquels s’activent des hommes en tenue orange. Sur les coques d’acier : des mots en cyrillique, des noms de villes, des lointains juste voisins, d’autres bouts du monde : Мурманск, Архангельск.



Codicille : D’abord, après visionnage de la vidéo et lecture du texte d’appui, tourner ces mots « bout du monde » dans mon esprit, comme on tourne un aliment en bouche, pour se rendre attentif aux ingrédients qui le composent. Je m’endors là dessus, diverses images apparaissant dans le demi sommeil: Je retraverse mes routes, mentalement et je m’arrête devant une photographie que j’avais prise alors, il y a six ou sept ans, dans le port de Kirkenes, à l’extrême nord de la Norvège. En vingt années passées dans ce pays, je n’y étais jamais allé et ces trois syllabes Kir Ke Nes, formaient pour moi, l’essence même du lointain du monde, comme Sa Mar Kand ou Ark Han Gelsk. Au matin, c’est décidé, ce sera là, mon texte « bout du monde ». Je l’ai écris en deux séances, techniquement de la même façon : m’asseoir à ma table et faire le vide pour appeler les images, le souvenir. Le mettre en mots, le plus précisément possible en suivant le fil narratif de la promenade que j’effectuais ce jour là jusqu’au port. Revenir sur mes pas chaque fois que je sens que je m’éloigne du réel. Fin de première séance, il me manque tout le contenu de l’intérieur des quais à crabes. Le contraste est tel entre les deux moments de l’expérience que j’en ai écris le contour mais pas l’émotion. Il me faudra un temps spécifique pour lui faire toute sa place. Je laisse la journée passer, faisant d’autres choses, tout en prenant le temps de me remémorer, de me replonger dans. Jeudi matin je me remets à ma table, le travail là, est de nommer ce qui s’est joué dans cette partie de l’expérience, sur les quais, pour au final, cette joie d’être parvenu a extraire de l’oubli la matière vivante de ce moment de mon histoire. Respiration ( je coupe, hélas, souvent ma respiration quand j’écris ), clavier, écriture du codicille, envoi (là j’anticipe de quelques secondes).

A propos de Laurent Peyronnet

Depuis une vingtaine d’années, je partage mon temps entre le nord de la Scandinavie et la région lyonnaise où je réside. Je passe environ cinq mois sur douze sur les routes de Laponie ou j’exerce le métier de guide touristique et le reste du temps, j’essaye d’écrire. J’ai publié trois romans jeunesse, quelques nouvelles et contes. Je fais aussi un peu de musique et de dessin. Je n’ai pas de site internet mais vous trouverez l’actualité de mes romans jeunesse sur la page Facebook : "Magnus saga" J'anime également de façon intermittente la chaine Youtube « Quelque chose à vous lire » ; vous y trouverez actuellement une soixantaine de lectures vidéos dont : Raymond Carver ; Bob Dylan ; Joyce Carol Oates ; Selma Lagerlöf... et plus modestement, quelques uns de mes textes.

4 commentaires à propos de “69° 43′ 04 30° 04′ 35′”

  1. j’ai lu ton texte au milieu de la nuit « Le promeneur ici, se sent clandestin. Il a d’ailleurs fallu se glisser dans une déchirure du grillage pour y accéder. Le village est un bout du monde mais ce quai en est un autre, beaucoup moins poétique, ou d’une poésie beaucoup plus sombre. » C’est incroyable comme tu nous conduis « dans le silence polaire de la nuit arctique » les images vont rester : c’est très fort (j’aime aussi beaucoup ta façon d’écrire le cheminement de la consigne)

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