je rentre se dit-elle sur scène à Saidnaya ǀ pousse la porte de la maison où flotte l’odeur du tabac celle du café du miel tiédi et des bouquets d’ épices à travers cette poussière jaune atomisée de la terre recouvrant la peau ou les murs les nappes blanches telle un collier des dessins ou des semis poussières diffractées enveloppantes chaudes et légères portées par les chants orthodoxes du proche monastère aux effluves d’encens fort et ambré ces poussières d’or des icônes étales flamboyantes aveuglantes colorées de pourpre
je rentre se dit-elle sur scène à Damas ǀ pousse la porte de l’école de théâtre qui sent le bois le fard est pleine des espaces vides entre le mobilier entre les présences devinées absentes maintenant mais qui se sont un temps manifesté dans une attente fébrile ne sont plus désormais que des fantômes des voix secrètes familières hantent les plateaux le train établissent des liens des monologues chœurs dialogues dans le noir
je rentre se dit- elle sur scène en Sicile ǀ pousse la porte de l’épicerie des grands-parents où fluctuent les parfums des légumes des salades et des quelques fromages posés sur les rectangles de papier transparent ou macérant dans des bocaux qu’une petite regarde tels des univers des mondes striés de couleurs vives et de points plus sombres dans le liquide fruité jaune-orangé elle se place derrière la caisse joue à la marchande se livre à des opérations de calcul en inclinant sa tête de petite et en souriant donne des montants encaisse ou fait crédit mime des remerciements avant d’observer les cageots vides alors que les sachets marron tout neufs des fruits s’ouvrent et se froissent continuellement sous les doigts épais charnus et noircis de la femme âgée complice aux cheveux blancs à la démarche paisible et lourde aux lourds anneaux dorés qui ornent le lobe de ses oreilles qui s’appelle Consolata, la Consolée
je rentre se dit-elle sur scène à Venise ǀ pousse la porte de ce petit théâtre Malibran prends la place d’un personnage en quête d’auteur, que l’auteur a abandonné (comme dans la pièce de Pirandello) mais un rôle qui en compagnie d’une foule d’autres acteurs se crée peu importe la fin parce que cette fin ce commencement qui sont les siens se répètent sans fin dans les gestes muets les silences des grands voyageurs aussi bien les peintures visionnaires de peintres frères de marins et grands voyageurs eux-mêmes tels que El Greco dont la Sérénissime qui l’accueille (comme elle l’accueillerait) au sein d’une communauté à son arrivée de Crète sur un bateau chargé de moscato ne garde pourtant aucun trésor ; aucune de ses peintures qui cèdent à une réduction claire et sombre de l’espace ; et mêlent à la fois les reflets des icônes rigides sacrées de la Grèce et l’hyperbole des figures mouvantes fraichement colorées même un peu acides de l’Italie renaissante ; des peintures qui dématérialisent les corps et rendent les couleurs incandescentes sur les silhouettes, elles, presque à l’état de formes larvaires tantôt selon la lumière réductions de cadavres tantôt ébauches de nouveaux papillons
je rentre se dit- elle sur scène dans ce théâtre cette galerie new yorkaise ǀ où Joseph Beuys jadis enveloppé d’une strate de graisse puis de feutre parle au coyote qui le scrute et voir dans ses yeux le cri effacé serti d’échardes de l’animal au début quand il sait qu’il a été déplacé de son milieu naturel en face d’un nouvel ordre étranger réfractaire celui de l’humain du saint ou du diable qui tient un bâton
je rentre se dit -elle sur scène dans ce théâtre ǀ où les Danaïdes fuient dans l’espoir de se retrouver ont bondi devant l’oracle ont tout déserté demandent un abri leurs rameaux d’oliviers cachés dans des tissus de laine disposés soigneusement sur les autels dire qu’elles seraient descendues d’une Grèce pétrifiée dansée en des chœurs multiples dans les souterrains d’Egypte de Russie de Syrie ou d’Espagne autant de lieux de récits parfois d’anciens manuscrits tableaux aux allures fictionnelles de rites initiatiques dont le seul but aurait été de maintenir le lecteur éveillé loin d’une réalité ? mais si l’on y parlait de gibets de doubles de fantômes revenants éloquents et de nourriture sacrée de glace sans tain ; de tuer au nom d’une lignée
Je suis entrée avec vous sur toutes ces scènes dans toutes ces pièces et dans votre texte si riche de sensations.
Merci beaucoup Laure…