Là où elle se trouve actuellement, à enfoncer du bout des doigts les lettres du clavier, des lettres choisies soigneusement dans le but de former des mots sur l’écran, mots qui s’inscrivent à l’instant même, ici même, en face d’elle, sur l’écran du laptop posé sur la nappe blanche brodée de fleurs jaunes et rouges, les jaunes plus grosses et à sept pétales, les rouges plus menues, comme ébouriffées dans le vent, les feuilles de deux verts différents, de grands espaces blancs entre les fleurs, et un motif récurrent, un carré quadrillé de lignes vert foncé, et hérissé de feuilles stylisées vert clair, cette nappe recouvrant la table ronde sur laquelle est posée l’énorme lampe dont le pied est un pot en grès, là où elle se trouve actuellement, elle est seule. Deux voix masculines conversent en bas, elles entrent par la fenêtre ouverte. Ils m’ignorent mais je les entend. Une sorte de jubilation la prend, bien à l’abri, un sentiment de supériorité : ils m’ignorent mais je les entends. La nappe, on voit qu’elle a été brodée à la main, il y a d’infimes différences, d’une feuille, d’une fleur à l’autre, bien que parfait le dessin qu’on caresse du bout des doigts, le relief parfois juste un point, et fermant les yeux comme si on était aveugle. Aveugle, on se dit que c’est l’état extrême de l’être seule, à ne plus voir l’autre ni l’espace qui nous entoure. La brodeuse a dû être mise à l’ouvrage dès ses six ans, d’où l’expertise acquise au moment d’exécuter ce travail, à disons 17 ans et portant déjà d’épaisses lunettes, le bord de ses yeux clairs un peu rougi. On l’imagine, on la voit, elle est là, penchée sur son tambour, muette, alors… Seule ? Les mots se pressent, ils font des grimaces, se trémoussent, essayent des masques, se cachant quand on les appellent, s’imposant avec sans-gêne quand justement, c’est un autre qu’on… Damas Damas Damas prend tout l’espace quand c’est Madras Madras qu’on cherche. Un ballon rebondit en bas, une moto vrombit, un chien aboie, deux ouvriers discutent sur l’échafaudage, et au premier plan de son oreille, le cliquetis menu de sa tension artérielle la poursuit jusqu’au plus profond du silence. Et le dialogue intérieur, incessant, avec d’autres, réels ou imaginaires, et les autres d’elle, infatigables bavards. Seule ?
J’aime beaucoup votre texte, l’éventail des perceptions visuelles et sonores, la plongée dans la vie de la tisserande/brodeuse. Dans la solitude, le rapport aux mots se modifie à mesure que l’on avance. Damas pour Madras : cela mérite exploration.
merci Bruno pour ce retour.