#P6 | Semaine Vila Adèle, trois solitudes

Villa Nellcôte, Villefranche-sur-Mer, mardi 27 juillet 2021

Jeudi 
Le temps long du voyage, les amies et la cadette à l’arrivée, se coucher dans le même lit qu’elle, nos mots échangés tard dans la nuit, se souvenir du soir du 13 novembre, de l’impossible consolation.

À travers la planches disjointes de l’abri de jardin sentir l’air frais de la nuit, la nature proche, intense, les grognements en bas du vallon, les glissements furtifs du chat, une aubade folle avant le lever du jour, deviner les lueurs derrière le figuier, savoir déjà qu’il sera compliqué de lire, écrire dans les jours qui viennent.

Vendredi 
Retrouver le décor familier du Pré des merles, fanions et lampions colorés entre figuiers et mimosas, la pierre gravée de la Vila Adèle (s’émouvoir de « Vila » orthographiée avec un seul « l »), sentir les premières morsures des petits tigres, les soulager dans l’eau chlorée. Chants et guitares sur la place du village, les cornets de churros salés.

Samedi 
La menace du chien errant, les cris de M, la peur rétrospective, le maître imbécile et sa bouteille de champagne en forme d’excuses. Depuis la terrasse bondée au fond de la vallée du Riou Fred, la Blanquière rejoint la nuit, les corps s’oublient dans l’alcool et dansent, je fais illusion en remplissant mon verre de Schweppes — le gin to’ est en vogue par ci —les yeux de N dans le lointain, elle s’éloigne sur le chemin à l’abri des regards.

Dimanche 
Descente au plan de Linéa pour déguster la socca du cousin, trois cent degrés dans le four à bois, la voute blanche, huiler la tôle, y verser la préparation à base de farine de pois chiche, la glisser d’un geste vif, impression que ces gestes sont réservés aux hommes — comme tourner a pulenda, photographier la phosphorescence de la piscine éclairée à travers le feuillage des oliviers, les marcassins mignons traversent dans les phares, guetter la lune montante au retour.

Lundi 
N redescend à Nice, léger pincement au cœur. Les quatre jeunes gens d’en haut prêtent leurs bras pour monter sur la planche une table en béton, ils acceptent volontiers les spritz que M leur offre en récompense, ils nous racontent poliment leurs projets d’avenir, l’un d’entre eux veut devenir pilote, fierté tenue muette. Les bûchettes dans le brasero rouillé, tentative de cuisson du reste de pâte à socca sur les braises — ratée — mais nous nous extasions quand même. Soirée longue fascinée par les flammes vives, les brindilles recroquevillées calcinées.

Mardi
Journée en mer à Villefranche sur un voilier sans mât, je ne me risque pas à prendre l’appareil photo. La rade peuplée de yachts luxueux, nous rions du spectacle que nous leurs offrons. Nous jetons l’ancre en lisière des bouées, en ligne de mire la villa Nellcôte, regret de pas avoir d’outil adapté pour faire de belles images. Sauts dans l’eau délicieuse, jeux et chants avec les nièces du capitaines, bleus — on se fait toujours mal sur un bateau.

Échapper à la houle qui me soulève le cœur, rejoindre à la nage la plage au pied de la villa Nellcôte, être seule, sentir la tension dans les bras qui n’ont pas crawlé depuis trop longtemps, se coucher sur les galets, observer le changement d’acoustique à l’abri de la crique, retrouver ce goût d’aventure de l’enfance, s’inventer un monde à soi, imaginer la vie au dessus, cinquante ans en arrière, grande tentation de gravir les marches qui mènent à la villa.

Mercredi
Se décider enfin à sortir l’appareil, arpenter les planches autour, cigales, oliviers, rejets, pierres, réminiscences, froissement d’herbes sèches sous les pieds, œil paresseux, peu de photos. Arriver à la campagne du dessus, A m’invite à boire un verre — de l’eau très bien merci — m’offre une pêche, elle évoque une chapelle à Saint-Antoine que je ne connais pas, promesse intérieure d’aller y faire un saut lors du prochain voyage en Corse, un frelon insistant met fin à notre échange. Dîner chez madame la maire et son époux, amis de mon amie, soupe au pistou et fromage furieux, discussion animée autour du projet de R d’interviewer les habitants de C : un film collecte de la mémoire du village.

Dans le train retour, heureuse d’être seule assise sur la place en Duo Côte À Côte, goûter le confort de l’anonymat, tenter de rattraper la paresse de la semaine, à l’arrêt Toulon penser tendrement à Brigitte C, redouter un flot de voyageurs, ça ne manque pas, une colo de grands ados à l’assaut du wagon, miraculeusement je conserve la place libre à côté, je reste seule. J’attrape le couchant depuis la fenêtre du TGV, pense avec bonheur à l’ouest bientôt. Je relis les textes à rassembler pour « faire un livre », et me demande ce que je vais faire de la nuit, de ses fantômes, de mes bords de mer.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

14 commentaires à propos de “#P6 | Semaine Vila Adèle, trois solitudes”

  1. « Je relis les textes à rassembler pour « faire un livre », et me demande ce que je vais faire de la nuit, de ses fantômes, de mes bords de mer. »
    Je me sens tout près de toi avec cette phrase. Avec cette pratique aussi, que je t’enjoins à poursuivre. Elle porte tant de réponses et tant d’air.

    • Merci Emmanuelle, oui je pense bien dans cette pratique du journal que quelque chose m’appelle, j’ai beaucoup aimé le faire de manière rétrospective, ce mouvement détachement-attachement va surement trouver sa place sur mon blog.

      • Le journal, c’est toujours rétrospectif. Mais on peut plus ou moins creuser cet aspect. Dans le Journal d’un Mot, avec le choix de reprendre les mêmes mots dans une forme de calendrier perpétuel, j’y suis en plein.

    • Chère Françoise, oui le mot d’ordre désormais « avancer », je viens de retrouver mon vieil ordi qui va m’aider à clarifier les choses, et maintenant travailler la solitude de mes personnages, merci !

  2. « Attraper le couchant » et les suivre en crawlant dans la nuit toutes ces images « à travers les planches disjointes  » « retrouver le décor familier » sous « la menace d’un chien errant » « échapper à la houle… » Tes fantômes du bord de mer on à envie de les suivre

  3. Je rejoins les commentaires précédents…on a envie de suivre et d’avancer avec ces personnage…me suis régalée à lire..

    • Merci Marie-Caroline, suis un peu perdue là à creuser leurs solitudes (elles étaient déjà seules), ne sais pas vraiment qui est qui, mais ça va finir par trouver une voie

    • Alors il y a la Vila Adèle et la Villa Nellcôte (parfois sans le chapeau, et oui c’etait vraiment la chance)

    • la houle c’est terrible…
      et sinon une manière d’articuler journal/solitude…

  4. j’aime ton je ne sais plus qui est qui, beauté de ce flottement aussi
    me donne envie de me perdre dans ces lieux croisés, extérieurs mais aussi ce que l’on se dit en soi, merci Caroline