il se raconte dans la ville que le père de la patronne du restaurant grec , exilé en 1974 pour fuir la dictature des colonels, aurait refusé de servir un chanteur et ses musiciens connus pour leur soutien à la dictature. Le père aurait chassé ces clients indésirables à grand bruit, serait sorti sur le seuil de l’établissement en les haranguant . Les volets se seraient ouverts et les militants du local d’en face seraient venus applaudir le restaurateur démocrate. L’anecdote circule, transmise dans les familles d’origine grecque comme dans les milieux politisés. On a plaisir à la redire , à l’enrichir, dans ces conversations faussement nonchalantes dans lesquelles on s’assure mutuellement qu’on se réjouit et rit des mêmes choses.
Cette scène n’a pas eu lieu. On ne sait qui l’a inventée. Elle circule, résiste aux paroles de l’actuelle propriétaire qui dit lorsqu’on l’interroge que oui son père eût été capable sans doute d’agir et de parler ainsi mais que l’histoire est une légende. Elle sourit alors à ce récit qui appartient bien à ce lieu comme lui appartient son nom et toutes les histoires vraies fondues dans la masse des murs ou en attente sous les carreaux du sol.
Elle sait qu’on lui prête des amours de longue date avec un jeune grapheur. Un jour elle a entendu la guide qui commente les graphs et les tags à l’intention des touristes suggérer d’un air entendu qu’un des artistes avait été protégé et peut être même aidé par une ou plusieurs personnes de la rue, quand certains habitants s’étaient plaint de voir leur porte ou leur façade dégradée. La jeune guide avait évoqué à l’intention des visiteurs très attentifs le caractère passionné de cette ville. Un des grapheurs aurait ajouté une nuit un talisman à la déesse indienne censé le protéger alors qu’il était poursuivi et passible d’une lourde amende. Les choses se seraient arrangées pour lui, grâce à sa déesse ou à la tendre attention de son hôtesse.
Elle sait bien ce qu’il en est. les tiraillements de la mairie qui dépense des sommes importantes pour effacer les dessins par endroit et rémunère par ailleurs des guides touristiques spécialisés; Avec son jeune ami , ils évoquent souvent ces questions devant un plat de keftedes qu’elle partage avec lui après le service. Ils ne manquent jamais de rire à l’évocation de leur supposée histoire d’amour. La belle Grecque encore jeune comme on dit et le jeune homme tenté par la transgression. Tant d’échos romanesques, tant d’héroïnes, tant d’airs d’opéra flottant dans les rues, invaincus. Quand il repart rejoindre une boîte gay du centre ville, elle lui recommande de ne pas absorber n’importe quoi et il se moque un peu d’elle. Puis elle rejoint sa chambre au- dessus du restaurant, se déshabille, regarde son corps qu’elle trouve déjà flou et pense à celui qu’elle retrouvera bientôt.
Il aime bien écrire sur la grande table. Celle où l’on partage à d’autres heures les plats de pâtes et le vin rouge. Le livre traitant des murs de la ville n’est jamais très loin .Un chapitre surtout a donné naissance au roman qu’il tente d’écrire. L’auteur du chapitre soutient qu’il existe deux sortes de villes : les villes- pierres et les villes-mots. Les premières conservent leurs monuments, les travaux hausmaniens n’y ont rien sacrifié, pas plus que les aménagements plus récents. Ces villes laissent parler les théâtres antiques, les ruines et l’activité fabulatrice des humains y est réduite. Au contraire, les villes-mots détruisent au fil des siècles leurs monuments et comptent sur l’écrit. Il leur suffit que leur antiquité soit attestée par le récit de conquête d’un général romain ou les poèmes dûment situé d’un exilé célèbre. Dans ces villes il faut raconter, écrire, inventer sans cesse une histoire que les pierres ne disent pas. Les grands récits y sont transformés, fragmentés en d’innombrables petites tesselles sans cesse remaniées en ensembles mouvants.
Il sait bien qu’il n’en est rien. Qu’aucune étude sérieuse ne vient étayer cette distinction. Que des villes au patrimoine architectural préservé ne sont privées ni de légendes urbaines ni de romanciers de talent. Mais cet article l’aide à écrire ce roman qui comme les autres, ne correspondra pas à la ligne éditoriale des maisons d’édition, ce roman qui finira sur l’étagère des manuscrits et qui pour l’heure est encore tout vibrant des âmes qui attendent leur tour.